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Le Réel pour aborder l’irréalité du monde

Rencontre avec Andréa Picard, la directrice artistique du Cinéma du réel

Programmatrice de cinéma, critique et commissaire d’expositions, Andréa Picard a pris la tête de la direction artistique du festival Cinéma du réel en octobre dernier. Elle a notamment été programmatrice à la Cinémathèque de l’Ontario et au sein de la section Wavelengths du Toronto International Film Festival (TIFF). Elle livre à film-documentaire.fr les enjeux de la 40e édition du Cinéma du réel qui s’ouvre le 23 mars.



L’an dernier, Maria Bonsanti, avant de diriger sa dernière édition, rappelait la responsabilité et l’engagement qu’exige le festival. Après votre parcours au festival international de Toronto, comment concevez-vous votre mission en tant que directrice artistique d’un festival tel que le Cinéma du réel ?


C’est une énorme responsabilité que nous prenons pour les réalisateurs, pour le public, pour leur rencontre. Les origines du Cinéma du réel sont prestigieuses, avec Jean Rouch ou Joris Ivens. Sa réputation, pour moi en tant qu’étrangère, c’est que le Réel est avant tout un festival cinéphile, où se croisent l’histoire du cinéma et la création contemporaine. Les festivals qui associent de grandes rétrospectives ou des monographies au sein de leur programmation sont à mes yeux les plus enrichissants. Le Cinéma du réel est un grand festival, et je peux le mesurer à mon humble niveau. Ici, je dispose d’une équipe avec laquelle je suis en dialogue permanent, comme avec les membres du comité dont beaucoup viennent de l’étranger. Cette conversation que nous menons en continu est nouvelle pour moi, car à Toronto je travaillais essentiellement seule. C’est ce dialogue qui nous a permis de travailler très intensément ces derniers mois pour proposer 140 films, répartis dans les quatre compétitions et les quatre sections parallèles, la publication bilingue d’un ouvrage, des expositions

Post-Editions, d’après un collage de Guy Maddin

L’édition de cette année s’annonce particulièrement riche, en particulier parce que le festival célèbre ses 40 ans. Est-ce l’occasion pour vous de s’interroger sur son évolution, son identité et son renouvellement ?


Absolument. Nous ne voulions pas être dans la nostalgie mais plutôt dans un hommage à l’histoire extraordinaire du festival. Nous souhaitions aussi affirmer à quel point le festival est un lieu de rencontre très important pour les réalisateurs : c’est souvent au Réel qu’ils rencontrent les cinéastes et les films qui les marquent et les inspirent. La rétrospective programmée par Nicole Brenez et Nicolas Klotz, c’est un peu ça : ce sont des réalisateurs qui ont contribué à l’histoire du festival qui portent leur regard sur des films qui les ont touchés. Ils ont écrit des textes, des synopsis, faisant d’eux-mêmes référence à Jean Rouch, Chantal Akerman, Joris Ivens, Fred Wiseman, Pedro Costa, Rithy Panh… En partenariat avec le CNAP, ce livre a été réalisé en deux mois, avec de la générosité, de la passion. Les cinéastes voulaient contribuer et leurs écrits sont riches, variés, visuels. Ce livre est un très beau voyage qui restera au-delà du temps du festival. Et puis, en parallèle de ces « réguliers » du Réel invités cette année, et des grands réalisateurs qui présentent leur film en compétition, il y a aussi beaucoup de premiers films, beaucoup de jeunesse. Mettre deux générations en dialogue – celle qui a marqué l’histoire du festival, celle du cinéma et la nouvelle génération émergente, c’était notre objectif.



Au-delà de cet enjeu très fort de transmission, le titre de l’ouvrage - « Qu’est-ce que le Réel ? » peut s’entendre comme une revendication du rôle du cinéma documentaire aujourd’hui dans notre rapport aux images…


Oui, cette publication s’inscrit dans cette idée et s’ouvre à la critique aussi pour interroger non seulement le festival du Réel mais bien la thématique du réel. Nous voulions nous situer dans la prospection plutôt que dans la rétrospection. L’un des intérêts de l’ouvrage, c’est qu’il propose des points de vue parfois contradictoires. Certains réalisateurs prennent position en faveur du cinéma direct pour combattre les fake news, d’autres disent que le cinéma est toujours une construction, que lorsqu’on fait un cadre, on exclut toujours quelque chose. Ces paradoxes font écho à la réalité, et forgent la richesse de ce livre. Il rappelle qu’il faut toujours être à l’écoute, porter le regard vers les autres, s’ouvrir à eux. Il interroge notre rapport au monde et au cinéma, au réel et au Réel.

Años Luz (Light Years), Manuel Abramovich © D.R.

Dans quelle mesure les nouveautés de cette 40e édition, et notamment les films proposés dans la section IR/REEL, s’inscrivent-ils dans ce questionnement ?


Nous avons cherché de multiples gestes créatifs qui s’inscrivent dans ce questionnement. La bande-annonce du festival, que j’ai commandée, en est un exemple : nous l’avons confiée à Eduardo Williams, qui a réalisé un long-métrage et plusieurs courts, et qui a souvent été comparé à un Jean Rouch argentin. La section IR/REEL, si elle incarne aussi une manière de repenser les séances spéciales, encore nombreuses cette année avec de nouveaux partenaires comme le CNAP ou la Cinémathèque du Documentaire, a été conçue en lien avec le livre et les propositions des réalisateurs autour de films hybrides. Par exemple, proposer au Réel le film Zama de Lucrecia Martel, c’était un cadeau pour moi. C’est un film très fort sur les effets de la colonisation d'après le roman existentialiste d'Antonio Di Benedetto. Il y a un côté très irréel et très réel en même temps. Il montre notamment qu’on peut aborder la question du réel par l’artifice.



Au festival de Toronto, la section Wavelengths que vous dirigez valorise les films expérimentaux, les essais documentaires, un cinéma avant-gardiste et formellement audacieux. L’enjeu de la forme appartenant à l’ADN du festival, cela s’inscrit-il pour vous dans la continuité de ce regard porté sur les films ?
 

En tant qu’« enfant de la cinémathèque », je suis une grande cinéphile. Lorsque j’étais à la cinémathèque de Toronto, je présentais des rétrospectives de Feuillade, de Marguerite Duras, de l’École de Berlin… J’aime le cinéma en entier. Le Cinéma du Réel est un festival de documentaires, mais c’est surtout un événement ouvert à plusieurs formes documentaires. On ne peut pas ouvrir une nouvelle sélection consacrée uniquement à la fiction par exemple, mais on peut créer des liens comme le film Años Luz, un documentaire de l’argentin Manuel Abramovich consacré à Lucrecia Martel sur le tournage de son film de fiction. Il était important de mettre ces deux films en dialogue, comme il est primordial de proposer à la fois des courts-métrages de quatre minutes et des longs-métrages de trois heures. Le Réel, c’est une belle proposition de festival : il y a une variété, une élasticité… ce qui correspond pour moi à la définition de la cinéphilie. Par exemple, La Telenovela errante, le film d’ouverture de Raúl Ruiz et de Valeria Sarmiento, n’est pas vraiment un documentaire mais il raconte la réalité du Chili de l’après Pinochet. C’est un cinéma de l’imaginaire qui touche au cœur du réel. Un film plutôt hybride, à l’image du cinéma de Raúl Ruiz, qui transcende les genres.

Le Réel défend des propositions de cinéma, riches, variées, fortes, sans s’enfermer dans des catégories. L’idée c’est de montrer la richesse des formes documentaires aujourd’hui, des films plutôt classiques, du cinéma direct, de l’archive personnelle, des photographies, des courts-métrages expérimentaux, des films militants comme Anni de Zhu Rikun ou le nouveau film de Dieudo Hamadi, Kinshasa Makambo. Pour moi, les documentaires les plus forts sont ceux qui portent une proposition esthétique.

Barulho, Eclipse, Ico Costa © Terratreme Filmes

On retrouve à nouveau cette année dans la programmation des réalisateurs qui ont marqué les éditions précédentes, à l’image de Ruth Beckermann ou Dieudo Hamadi. Cette volonté de suivre le parcours d’un ou d’une cinéaste est aussi un marqueur du festival ?


Absolument. Par exemple, le nouveau film de Ruth Beckermann, Waldheims Walzer, est un film magnifique et extrêmement important par rapport à ce qui se passe en Europe, à travers la montée du fascisme en Autriche, et des cycles de violences qui reviennent. Ruth a présenté huit films au Réel, elle fréquente le festival depuis longtemps et vient juste de gagner le Grand prix documentaire à la Berlinale. Pouvoir célébrer cela avec Ruth, ici, c’est magnifique. Dans la même perspective, le réalisateur Ico Costa, qui nous fait l’honneur de proposer Barulho, Eclipse dans la sélection IR/REEL, avait gagné le prix du court-métrage l’année passée. C’est très important de pouvoir célébrer avec ces artistes, de continuer une histoire avec le Réel, de former des liens d’amitié aussi. Suivre les parcours, mais en ouvrant à d’autres voies. Les festivals sont aussi faits pour ça.

Antígona, Pedro Gonzalez Rubio © Kintsugi Docs

Quels sont les grandes thématiques qui se dégagent des films en compétition ? On perçoit un cinéma de résistance, en prise avec les enjeux contemporains, et en même temps de nouvelles tendances…

 

Les thématiques qui ressortent sont le reflet du regard des réalisateurs sur le monde. Jamais nous ne les imposons. Plusieurs se dégagent : d’abord les traditions, les métiers, les formes de vie qui sont en voie de disparition. Par exemple, la pêche, l’agriculture, la récolte, la semence, les forêts, qui reviennent surtout dans la compétition française. On ressent une véritable inquiétude par rapport aux causes environnementales. Il y a évidemment les cycles de violences vis-à-vis des gouvernements, du fascisme qui revient. Un côté nostalgique vis-à-vis de la famille, des questions d’identités, de sexualité, de genres, en dénonçant l’aspect très politique des représentations culturelles. Tout cela revient aujourd’hui parce que c’est dans l’air du temps. Le Réel a toujours contribué à s’interroger sur la représentation de l’Autre, et aujourd’hui cela transparait énormément dans des films comme Antígona, un film politique qui traite de la disparition des étudiants au Mexique à travers la mise en scène d’Antigone. Comment les gestes créatifs sont-ils politiques ? Plusieurs films forment en eux-mêmes des éléments de réponse. Ces thématiques se répondent en écho dans les sections parallèles : comment le langage radical se renouvelle-t-il pour aborder cette « irréalité » du monde ?

Les réalisateurs répondent avec des gestes et un vocabulaire plus expérimentaux dans la forme documentaire. Par exemple, le film Roman national (Grégoire Beil) est un film de montage sur l’application Périscope, ce qui créé un mélange très fort entre des formes nouvelles. C’est très nouveau. Dans plusieurs films, on retrouve une importance portée au son et au montage sonore, très en lien avec l’image et en contradiction avec elle. Cet aspect sonore et musical revient même en tant que thématique propre – comme avec le film de clôture, Un film d’Aquaserge de Guillaume Bordier et Marlène Laviale sur l’enregistrement d’un album musical, ou encore avec le film d’Ico Costa (Barulho, Eclipse) qui est une performance musicale, le film L’Esprit des lieux (Stéphane Manchematin, Serge Steyer) qui raconte l’histoire de quelqu’un qui enregistre des sons dans la forêt… Il y a cette dimension à la fois très politique et créative d’être à l’écoute du monde. Sans que la subjectivité de l’auteur, son interrogation, ne disparaissent pour autant : dans le film de Ben Russell, Good Luck, on entend sa voix, il est présent dans le film et ce dispositif revient dans plusieurs films. Le film de Ruth Beckermann est un film de montage d’archives qu’elles a en grande partie tournées en tant que militante, donc ces images la positionnent aussi dans son film. La marque de l’artiste ne s’est pas effacée. Le film de James Benning, L. COHEN, en compétition internationale, est un plan séquence de quarante-cinq minutes : c’est sa marque, sa philosophie.

L’Esprit des lieux, Stéphane Manchematin, Serge Steyer © Les Films de la pluie

Cette année marque également l’anniversaire d’un autre événement important en France, celui de Mai 1968. Vous proposez un changement de perspective, un regard international et transversal sur ces années 68.

Oui. Pour les cinquante ans de 1968, nous ne voulions pas soulever l’aspect français. Cela se fera à la Cinémathèque française, où le public pourra voir et revoir les films de Chris Marker, de Jean-Luc Godard, de Philippe Garrel. Nous voulions montrer 1968 comme un mouvement politique et esthétique, avec une génération de réalisateurs, d’artistes, de documentaristes qui ont changé le langage documentaire, mais en prolongeant l’approche internationale du festival, qui existe depuis longtemps à travers les focus régionaux.

Les objets que nous proposons dans cette section, dirigée par Federico Rossin, viennent d’ailleurs : d’Afrique, d’Inde, de Palestine, du Mexique avec El Grito, de Leobardo López Arretche et Arturo de la Rosa, que nous montrons en 16 mm… Ce sont des films rares, parfois sur pellicule. Nous avons la chance de pouvoir travailler avec le Forum des Images ou avec le Centre Pompidou qui sont équipés pour la pellicule, ce qui est de plus en plus rare pour un festival.

L’idée, c’était aussi d’opérer des croisements avec les sections parallèles pour générer du sens. Nous travaillons avec le musée du Jeu de Paume sur une grande rétrospective de Shinsuke Ogawa, et de son collectif Ogawa Pro, qui a commencé son œuvre en 1968 à l’époque du mouvement étudiant japonais. Ces deux sections se parlent, se complètent. C’était pour moi un grand plaisir de penser un festival dans son ensemble et dans ses croisements.

Shinsuke Ogawa © D.R.

Le dialogue continu entre le documentaire et les démarches artistiques est un autre élément identitaire du festival, qui se reflète particulièrement dans la section « In Between ». Il y a aussi des prolongements prévus dans différents musées et galeries parisiennes…

 

Le Réel est un festival présenté par un musée. En tant que commissaire d’exposition et historienne de l’art, il était important pour moi de continuer le travail engagé par Maria Bonsanti sur la section « In Between ». C’est la première fois que Tacita Dean présente quatorze de ses films dans un festival. Cette artiste britannique milite pour la protection et la sauvegarde de la pellicule photochimique. Elle travaille avec des préservationnistes et des cinéastes comme Christopher Nolan, et collabore avec L’Abominable, le laboratoire cinématographique à Aubervilliers, très proche du Cinéma du réel.
Il fallait également inscrire le festival dans le rayonnement de la ville. À Toronto, j’avais initié une nouvelle section prévue pour des installations filmiques : j’ai travaillé avec Apichatpong Weerasethakul, James Benning, Sharon Lockhart, pour faire des expositions dans des galeries satellites autour du TIFF. J’essaie de continuer à créer ces échanges, dans l’idée aussi de renouveler le public, de continuer la conversation avec d’autres publics. Le Cinéma du réel propose pour la première fois une exposition, pendant trois semaines dans les espaces du Centre Pompidou, inédite en Europe. Nous l’avons lancée le 9 mars dernier avec Lyle Ashton Harris, un artiste et vidéaste américain qui travaille la matière documentaire par le biais d’archives personnelles et politiques, d’installations et de performances. Il y a aussi l’artiste Neil Beloufa, qui a présenté ses films au Réel dans le passé, qui a produit un long-métrage dans la compétition française (Roman national) dont certains extraits sont montrés dans son exposition au Palais de Tokyo. Le programme va continuer jusqu’à la fin du mois d’avril avec l’exposition de Shinzuke Ogawa au Jeu de Paume. Ces nouveaux partenariats étendent l’aura du festival dans Paris.

Good Luck, Ben Russel © KinoElektron

Qu’attendre cette année de Paris Doc, ce rendez-vous initié par Maria Bonsanti pour renforcer les liens avec le monde professionnel ?  


C’est le cinquième anniversaire de Paris Doc qui cette année se déroulera à la fois au Forum des Images et au Centre Pompidou. Paris Doc est un espace de rencontres, avec les producteurs, les auteurs, les diffuseurs, les programmateurs et les distributeurs. Nouveauté de cette année, nous les avons regroupées dans des « capsules », avec un événement « Meet the guests », une réflexion autour de la distribution des documentaires sur les nouveaux médias avec UniversCiné et Eurovod, une rencontre avec les productrices de Rouge International, Nadia Turincev et Julie Gayet, une structure de petite taille qui a évolué jusqu’aux Césars avec le dernier film d’Agnès Varda. Il y aura cinq films présentés en « work in progress », en attente de retours d’éventuels diffuseurs ou programmateurs venus de multiples festivals étrangers. Et nous proposerons enfin une table-ronde autour de la nouvelle donne du cinéma documentaire en abordant l’enjeu crucial du financement. Comment faire les efforts ensemble pour faire évoluer, à court et moyen terme, les structures de financement ? L’enjeu est politique et urgent.

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