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Scènes de chasse au sanglier, de Claudio Pazienza

Le père est mort. Vive le père !

© Les Films du présent / Komplot films etc. sprl / Arte

Dans Tableau avec chutes (1997), le cinéaste était du côté de l'homme qui se noie dans un coin d'une œuvre de Brueghel sans que personne ne s'en émeuve. « Qu'est-ce que regarder ? » demandait-il à ses parents, devenus ses personnages récurrents, à leurs voisins, à une ophtalmologue, à un politicien. Pourquoi les images d'un réel insupportable ne nous révoltent-elles pas ? Les décès de sa mère, puis de son père provoquent une rupture. « Mon rapport aux choses ne passe pas uniquement par le fait de les filmer, mais aussi celui de les vivre, de les toucher, de les prendre. » Durant plusieurs années, le cinéaste répugne à tourner. Scènes de chasse au sanglier marque pour Claudio Pazienza un retour paradoxal aux images, un acte de foi dans la création, une foi du charbonnier qui prendrait au mot le cinéma pour mieux dévoiler la vérité de ses subterfuges.

 


L'image est morte. Vive l'image !

Claudio Pazienza est autant iconoclaste qu'habité par l'Écriture. Face au décès de son père qu'il a tant filmé, sa foi dans les images vacille.
Alpha – il décompose l'image de son père à l'aide du fusil photographique de Marey.
Oméga – il recompose une image primitive, les contours de sa main tracés à la craie.

 


« Tu dis : insulte les images qui ont rendu la mort si familière. »

La voix off de Claudio Pazienza est un psaume qui s'érode, qui flanche à chaque mot. Le leitmotiv « Tu dis » lance un vers après l'autre et adresse au réalisateur ses propres injonctions sacrées. Son père disparu, les images qui restent de lui ne sont plus rien que détestables, sans beauté ni plénitude, constate-t-il. Alors il réduit les images à leurs vraies dimensions, celles d'un carré factice au milieu de l'écran ou sur un portable, il révèle leur vraie nature chimique d'émulsion en négatif. « Sors de ces images » exhorte la voix off et la maison paternelle est victime de la fureur du réalisateur. Des effets spéciaux détruisent virtuellement ses murs et son toit, troublant attentat à la représentation que l'on visualise comme un autodafé – littéralement « acte de foi ».

© Les Films du présent / Komplot films etc. sprl / Arte

Tuer le père.

« Voici la bouche qui t'a appelé » rappelle Claudio Pazienza en touchant et filmant le corps en bière. Le réalisateur s'inclut dans le même cadre que le visage au repos, revêt les vêtements de son père et se fait appeler par son nom. Le souffle, la parole créatrice, passe de la bouche du père à celle du fils. « Tue quelque chose et nomme ce qui rend tes images muettes. »

Cinq caméras et un appareil photo abattent un sanglier esquissé sur l'écran d'une simple ligne blanche. Chasser l'image au cinéma retire la vie tout en voulant en restituer le mouvement. Et pourtant l'illusion fonctionne : le dessin animé coule hors du cadre pour aussitôt s'incarner et le réalisateur mange la dépouille du sanglier avec du fenouil. À ses côtés, nouveau compagnon de chasse, s'installe Jacques Sojcher, l'ancien professeur de philosophie du cinéaste. Un dialogue est à nouveau possible. Dans la Genèse, « Dieu dit » et le monde advient. Dans le film, « Tu dis : Invente une image à la hauteur. »

 


« Tu es le père. »

Comme Thomas qui ne croit à la résurrection de Jésus qu'après l'avoir vu et avoir touché ses plaies, Claudio Pazienza doit voir la résurrection de l'image pour y croire. Son doigt en amorce semble toucher les personnages au second plan, en particulier le visage de son fils hurlant « papa ! » devant les horreurs du monde. Le réel est las d'être tyrannisé, l'image doit lui rendre sa liberté, et assumer sa part d'illusion et de mystère. De fait, Claudio Pazienza est un créateur d'images, de celles qui persistent en mémoire, dont les ramifications singulières, du saugrenu au mythique vous glissent derrière le crâne. Adoptant la vue subjective d'un tronc d'arbre, un plan le met en scène en contre-plongée, de dos, sortant de la forêt avec un sanglier sur les épaules. La civilisation l'attend sous la forme de deux tours grises. Devenu le seul père, comme ce lointain ancêtre qui a pour la première fois créé un dessin sur les parois d'une grotte, Claudio Pazienza trace les contours de sa main sur la peau du vieux sanglier.

 

Gaëlle Rilliard

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