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El Agente Topo, de Maite Alberdi 
Grand Prix International du FIPADOC 2021

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El Agente Topo
© Volya Films / Micromundo Producciones
Motto Pictures / Sutor Kolonko Filmproduktion

Un film noir dans le huis-clos d’une maison de retraite : la proposition de la cinéaste chilienne Maite Alberdi, qui réalise avec El Agente Topo son quatrième long métrage documentaire, paraît d’emblée absurde et surprenante. Au-delà des promesses du récit – Sergio, 83 ans, est embauché par un détective privé pour infiltrer incognito une institution accusée de maltraitance par la fille d’une retraitée – le film puise son originalité dans le jeu que la réalisatrice parvient subtilement à tisser entre comédie d’espionnage et réalisme social.

Des stores vénitiens s’entrouvrent pour éclairer une affiche de Scarface, des jeux d’ombres et de contrastes sur les murs où trônent des badges jaunis d’Interpol et du FBI, des loupes et des vieilleries d’aventurier baroudeur et romantique qui rappellent l’univers de Laura (Otto Preminger, 1944) ou de La Dame de Shanghai (Orson Welles, 1947) : le décor dans lequel le film nous plonge dès ses premières minutes se prête parfaitement au déploiement de l’esthétique « film noir » qui donne d’emblée au documentaire des allures de fiction. Dans le secret de son bureau, le détective privé Romulo Aitken rencontre l’un après l’autre ceux qui ont répondu à sa petite annonce. Il a besoin d’une nouvelle « taupe » car l’homme qu’il avait recruté pour infiltrer la maison de retraite s’est fracturé la hanche. Les candidats, qui dépassent tous la quatre-vingtaine, semblent tout aussi incongrus que l’est l’offre d’emploi. À travers l’interrogatoire que le détective mène avec chacun d’entre eux, nous assistons, sur un ton teinté d’incrédulité et d’humour, à l’improbable casting du film. Sergio, 83 ans, est choisi pour cette mission peu commune. Le vieil homme a récemment perdu son épouse et cherche paradoxalement à briser sa routine en infiltrant celle des retraités de la résidence. Comme les autres, il ne conçoit spontanément aucun problème éthique ou moral à l’idée d’espionner le troisième âge. Pour le spectateur, un doute sur le genre du film persiste encore.

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© Volya Films / Micromundo Producciones
Motto Pictures / Sutor Kolonko Filmproduktion

Tandis que le briefing du détective esquisse les éléments principaux de l’affaire, se dévoile une partie du dispositif qui se trame, condition indispensable pour que le spectateur accepte les règles du jeu. Lors d’une séquence hilarante où le vieil homme peine à manipuler les caméras cachées dans ses lunettes et son stylo, la vue subjective apparemment maladroitement actionnée laisse entrevoir la présence de l’équipe de tournage – la réalisatrice, le chef-opérateur et l’ingénieur du son – aux côtés du détective. Un peu plus tard, toujours dans le bureau du détective, la cinéaste intervient elle-même pour rassurer la fille de Sergio qui s’inquiète de la légalité du tournage dans la maison de retraite. Captée dans l’imprévu, sa réponse pose le cadre du film : le personnel et les occupants de la maison de retraite ont autorisé le tournage d’un documentaire sur la vie quotidienne au sein de l’établissement. Personne d’autre n’est au courant de l’enquête. Les images de l’arrivée de l’équipe de tournage, trois semaines avant que ne commence l’immersion de Sergio, le prouvent. « Sont-ils venus nous espionner ? » commencent à suspecter les retraitées, avant de demander de l’aide à un preneur de son et de vite oublier leur présence. Il n’y a guère d’interrogations quant à cette légitimité ainsi accordée à Maite Alberdi. La documentariste et son chef-opérateur, qui ont déjà tourné ensemble plusieurs films auprès de cette génération – dont le pétillant Yo no soy de aquí, lauréat du Sesterce d’or du meilleur court métrage à Visions du Réel en 2016, savent se fondre dans le décor et attendre, patiemment, que les choses adviennent d’elles-mêmes. Sauf que cette fois-ci la cinéaste joue, comme Sergio, un double jeu.

Dans le vase-clos de la maison de retraite, l’esthétique « film noir » ne peut se déployer que la nuit, lorsque l’équipe de tournage peut prendre le contrôle du lieu et de ses lumières sans se faire remarquer. Au centre de toutes les attentions depuis son arrivée, Sergio s’isole dans la pénombre pour enregistrer ses notes de la journée et envoyer ses rapports au détective. Ce dernier lui rendra visite de temps en temps en prétendant, autre cliché qui ne manque pas de faire sourire, voir son « parrain ». Cette correspondance rythme les premiers pas balbutiants de « l’agent taupe » qui cherche à apprivoiser les lieux et les femmes qui l’entourent et l’accaparent, ravies qu’un gentleman trouble ainsi leur monotonie. Sergio a identifié sa cible, mais la vieille dame n’est guère sociable et ne se confie qu’au crucifix pendu au-dessus de l’entrée. Sur les conseils du détective, Sergio redouble de prudence mais face à son attitude et à l’absence de quelconques preuves de maltraitance, il finit par s’en détourner et par se laisser porter par le quotidien de la maison – promenades, repas, prières avant la nuit… voire emporté par l’atmosphère chaleureuse et sincère qui l’imprègne, notamment lors de la fête d’anniversaire de l’établissement où Sergio, proclamé roi de la fête, fait même l’objet d’une touchante déclaration d’amour. À l’autre bout du fil, le détective paraît lassé par ces récits de carnaval du troisième âge et rappelle le vieil homme à ses desseins. Des vols lui ont été signalés. Sergio repart en mission et parvient à identifier la voleuse, non pas parmi les membres du personnel, mais dans la personne de Marta, une retraitée un peu sénile aux mains très baladeuses. Au téléphone, le détective l’accuse ouvertement mais Sergio se refuse à l’accabler. Les deux hommes ne sont désormais plus sur la même longueur d’ondes.

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© Volya Films / Micromundo Producciones
Motto Pictures / Sutor Kolonko Filmproduktion

C’est un tournant pour l’espion qui se détourne alors de sa mission pour se rapprocher de celles qui lui offrent leur amitié, se préoccuper de leur état, de ce qui les tourmente… emportant avec lui le point de vue du film qui, se désintéressant de l’intrigue principale, bascule lui aussi entièrement vers les enjeux qui sous-tendent la dynamique sociale de la maison de retraite. Cette dernière est peu commune : elle compte une très grande majorité de femmes, souvent demeurées célibataires toute leur vie, marquées par le catholicisme et le sens du devoir, exclues en raison de leur âge d’une société encore patriarcale. Elles pensent s’ouvrir à Sergio, leur nouveau confident, mais c’est à nous spectateurs qu’elles se révèlent, d’abord comme des femmes fatales, à l’image de la cleptomane Marta, de la romantique Berta ou de Perdita la poétesse, puis plus largement comme les membres d’une génération isolée, anxieuse et infantilisée. Comme le groupe de cinquantenaires atteints de trisomie qui luttent, dans un autre film de la réalisatrice intitulé L’École de la vie (2016), pour qu’on les laisse vivre leur vie d’adultes indépendants, El Agente Topo rend visible une fraction marginale que la société refuse de voir et d’intégrer.

 

L’enquête de Sergio ne s’attarde plus sur les conditions de vie des résidents, sur lesquelles il ne trouve rien à redire, mais sur leurs ressentiments profonds, le poids de l’absence de leurs enfants ou petits-enfants, l’enfermement et la fracture avec le monde extérieur – symbolisé par Marta qui passe ses journées accrochée à la grille de la porte d’entrée à crier pour qu’on la libère. Comme l’affirme en toute sincérité l’espion dans son ultime rapport, le seul crime dont il peut témoigner demeure l’abandon dont les retraitées sont victimes. Après tout, la cliente qui a commandité l’enquête est-elle venue ne serait-ce qu’une seule fois rendre visite à sa mère ? Face à cette ingratitude et l’état dépressif de ses nouvelles amies, Sergio découvre qu’il peut à nouveau être utile, qu’il peut contribuer à sa hauteur à retisser les liens déchirés de cette communauté sociale. Il redouble de patience et de tendresse pour les écouter, les réconforter, allant jusqu’à demander au détective de lui trouver les photographies des enfants d’une des femmes qui désespère de ne recevoir aucune nouvelle. Finalement le film raconte de manière drôle et touchante ce que l’irruption de la pandémie et ses confinements successifs ont révélé au grand jour : la solitude et l’oubli de nos aînés.

François-Xavier Destors

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