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À propos du livre
André S. Labarthe, regard secret de Pierre-Emmanuel Parais
par Estelle Fredet

Il m’est proposé de rendre compte du livre André S. Labarthe, regard secret de Pierre-Emmanuel Parais. Trois ans se sont écoulés depuis le décès d’André S. Labarthe en 2018. Ayant eu la chance de travailler plus de six ans avec le cinéaste, je vais tenter l’exercice.

 

Qu’est-ce que la trace d’un artiste dans l’histoire collective, des hommes et des arts ? Une émotion et un savoir déposés dans la mémoire de celles et ceux qui l’ont connu, qui ont découvert et aimé ses œuvres de son vivant, et qui essaient après sa disparition, de prolonger et de mieux comprendre cette expérience, faite d’une énigme et d’un inachèvement. 

André S. Labarthe, regard secret, premier essai sur toute l’œuvre filmée d’André S. Labarthe, s’attache à revisiter et analyser aussi bien ses films sur les cinéastes de la série Cinéastes de notre temps, devenue Cinéma, de notre temps (Godard, Lang, Franju, Cassavetes, Shirley Clarke, Scorsese, Moretti, Rohmer, Cronenberg,…), que ses films sur la peinture (Tapiès, Lichtenstein), la danse (Sylvie Guillem, Forsythe), la musique, la littérature (Bataille, Artaud), et d’autres essais inclassables (Welles, la culture océanienne). Deux courts essais précèdent cependant de dix ans celui-ci : « Anatomie d’un anti-cinéaste » d’Émeric de Lastens, à propos des films du coffret DVD édité par La Huit (The Big O, Rauschenberg, fragments d’un portrait, Introduction à l’art océanien, Van Gogh à Paris, repérages, Soleil cou coupé, Il était une fois André S. Labarthe) et « Incarner l’impossible », que j’ai écrit pour le livre DVD de ses films sur les écrivains (Schulz, Reverzy, Bataille, Sollers, Artaud). Sans compter les multiples publications de textes du cinéaste et d’entretiens (avec Valérie Cadet, Sandrine Langélus, Thierry Lounas), citées dans la bibliographie.

L’œuvre et la pensée de Labarthe sont faites de leitmotivs et de répétitions, de citations de citations, d’éclats de miroirs où jouent les ressemblances.

 

Ce livre de P.E. Parais, extrêmement élaboré, déjoue la chronologie, et se découpe en cinq chapitres — « À corps retrouvé », « À l’improviste (fiction et documentaire) », « Ce qui se joue hors lieu », « Le travail et le texte », « Qu’S. ? » — créant ainsi une approche protéiforme des films, qui réapparaissent plusieurs fois en fonction des motifs, provoquant un certain vertige, voire une dispersion de l’attention et du sens, accrue si le lecteur ne connaît pas les films de Labarthe. Quoique cela ne puisse alors que stimuler son désir de les découvrir. Des étudiants en cinéma pourront alors partir à la recherche des extraits et des films, prenant appui sur l’ouvrage. Cette virtuosité sans cesse référencée, avec éclairage de la citation de la citation, a cependant tendance à effacer l’expérience réelle d’un film. Quelques séquences font exception : le prologue de No Comment — essai consacré à Film Socialisme de Jean-Luc Godard — en introduction ; une séquence d’Artaud cité, atrocités en conclusion.

Cet essai adopte, comme l’un des moteurs de sa recherche, une tentative d’élucidation, la question du regard. Seuils, porte, serrure. Champs et contrechamps. L’analyse du prologue de No Comment montre que le regard de Labarthe jouerait comme le contrechamp de l’appareil photo du plan de Godard, comme « épié par une œuvre clairement rétive à sa démarche ». Ce plan est présenté par l’auteur « comme le noyau formel de tous les films d’André S. Labarthe. Labarthe regarde l’œuvre, l’œuvre le regarde ; et son œuvre se trame au croisement de ces regards. » P.E. Parais poursuit sa démonstration en réunissant, dans le sous-chapitre « La production de regards, d’un contact », trois essais des années 89 : Van Gogh à Paris, repéragesBruno Schulz et Jean Reverzy, tentative de lecture. Il identifie à chaque fois à l’intérieur d’une séquence « la production de regards croisés (…) une aventure secrète de l’œuvre. » Tandis que l’analyse de la séquence d’Artaud cité, atrocités « qu’a composée Labarthe dit l’impossibilité, ici, d’une rencontre des regards, de cette articulation érotisée qui caractérise son écriture de cinéaste. »

 

Voilà donc une des pistes proposées.

Un ouvrage, aussi scientifique et référencé soit-il, est toujours bien heureusement le produit d’une subjectivité, faite de choix, d’élans et de manques, d’interprétations. Comme de privilégier un article du Monde plutôt que des Cahiers du cinéma.

 

L’auteur prend le parti de commencer par les dernières œuvres d’André S. Labarthe, exposées dans le chapitre « À corps retrouvés » (Le Système Moullet, No CommentAdolfo Arrietta [Cadré-Décadré], La Photo, et les rushes retrouvés d'Otto Preminger, Ruben Mamoulian, Élia Kazan). Si, dans les dix dernières années de sa vie, André S. Labarthe a suscité « incarnations et réapparitions », aux côtés des critiques Jean Narboni, Emmanuel Burdeau, Cyril Neyrat, Jean-François Rauger, Bernard Eisenschitz, c’est qu’il avait osé commencer avec courage, avec simplicité, par lui-même (Il était une fois André S. Labarthe). Et à sa suite, Bernadette Lafont, aux côtés de Jean Douchet et Dominique Païni, puis le sculpteur et cinéaste Diourka Medveczky. Le corps, le soleil, la nature, la danse, la performance et la musique ont relié le cinéma et la vie.

Nous avons travaillé ensemble à la réalisation d’Il était une fois André S. Labarthe (2009). En fin de montage, André S. Labarthe a souhaité l’intégrer à la collection Cinéma, de notre temps. Ce film était très important pour lui, ainsi qu’en témoignent des extraits de la correspondance que nous avons échangée (Le Travail du cinéma II de Dominique Villain), et qui permettent d’apercevoir ce qu’il a choisi d’y déposer, anticipant avec malice sa disparition, refusant de devenir le monument de cinéphilie à qui il faut rendre hommage. Il savait, je ne savais pas. Il a choisi, pour les spectateurs, l’effet d’une frustration. Et pour lui, l’expérience du tournage qui lui allait le mieux. Il l’explicite avec « Dédoublement », texte publié dans le numéro « Spéculaire » de la revue Cinergon, où il dialogue avec son double, Samy Tygal (auteur de plans Super 8 dans ses films). Où il évoque notamment le déroulement de sa parole : « (…) quelque chose craquait en moi et je parlais, parlais, sans trop savoir où cette parole me conduisait. J’étais entraîné, j’assistais au développement d’une pensée qui semblait s’engendrer d’elle-même. Et j’en étais le premier surpris. (…) Certes, dans cette parole à la dérive ou plutôt dans ce délire contrôlé, je reconnaissais au passage quelques sujets de réflexion qui n’ont cessé de me hanter – le temps, la prison, le hasard etc. – mais jamais jusqu’à présent ces réflexions ne s’étaient articulées entre elles comme elles le font ici. Sans doute parce que les conditions n’ont jamais été réunies pour en favoriser la collusion. »

 

Flux et éclats d’une poésie méditative.

Nous pouvons donc être surpris qu’Il était une fois André S. Labarthe ne soit évoqué que fugitivement par la séquence du grenier et à travers la désignation d’un manque de savoir : le premier chapitre de Qu’est-ce que le cinéma ? d’André Bazin. 

 

Demander à un film, fondé sur l’expérience et l’approximation d’une parole qui trouve sa forme avec le temps de l’écoute, de répondre à l’injonction du savoir de l’historien, n’a pas de sens. Mais je remercie P.E. Parais de nous rappeler les lignes précieuses d’« Ontologie de l’image photographique », texte qui peut devenir à lui seul le commentaire de presque tout le film après la disparition d’André S. Labarthe, ce qui devient plus bouleversant encore que la séquence elle-même. Dans le grenier, pure présence, émotion à l’état brut, Labarthe évoque le sens de l’accumulation des objets que les défunts Égyptiens emportent avec eux dans leurs tombeaux. La momie de l’homme était la première statue égyptienne. Ensuite, on plaçait près du sarcophage des statuettes de terre cuite capables de se substituer au corps. « Ainsi se révèle, dans les origines religieuses de la statuaire, sa fonction primordiale : sauver l’être par l’apparence. » À partir de là, Bazin développe l’évolution de l’art dans la civilisation, qui se met à créer « un univers idéal à l’image du réel et doué d’un destin temporel autonome. » Et cette phrase mémorable sur le réalisme en art : « Si l’histoire des arts plastiques n’est pas seulement celle de leur esthétique mais d’abord de leur psychologie, elle est essentiellement celle de la ressemblance, ou si l’on veut, du réalisme. » La photographie, puis le cinéma (« un langage »), en tant qu’empreintes du réel, ont dû faire des choix esthétiques dans la représentation des êtres et des choses. Qu’est-ce que la ressemblance à soi-même, demande Labarthe ? Dans ce film, il avait choisi d’incarner, non pas tant « l’homme au chapeau cinéphile », que la nudité dépouillée du vieillissement. Et puis, cette phrase de Joyce qu’il aimait citer : « Un portrait, n’est pas un papier d’identité, mais bien plutôt la courbe d’une émotion. »

Que se passe-t-il quand les êtres, les artistes et penseurs d’une époque, qui nous ont formé.es et que nous avons admiré.es, peu à peu disparaissent, laissant derrière eux des objets et des traces ? Le vertige d’être encore vivant.es et d’appartenir progressivement à cette communauté de fantômes nous atteint. Cette séquence du grenier se tient là, dans cette prise de conscience instantanée que personne, Labarthe pas plus que d’autres, ne pouvait dans l’instant d’une prise cinématographique, traduire autrement que par une émotion. Dominique Païni expose cette lucidité d’André S. Labarthe, qu’il accompagne de son affinité avec Paul Valéry : « Je mets là ce livre ; je regarde mes objets familiers, je me caresse le menton ; je feuillète ce cahier. (...) » (« Le vide et le plein », Sans Frontière, Escales documentaires, 2010)

 

Grâce au livre de P.E. Parais, je peux prendre le temps de revisiter quelques films, séquences, et textes d’André S. Labarthe, ressaisis dans ce foisonnement d’emboîtements. Je peux prolonger des citations, certaines déposées organiquement dans le montage, et préciser quelques points du réseau d’images, que les spectateurs auront pu découvrir dans l’œuvre du cinéaste.

 

Le Temps comme personnage

Parmi divers ouvrages, cet entretien entre André S. Labarthe et Jean-Louis Comolli, « Des images qui nous regardent », publié dans un numéro d’Images documentaires, La Place du spectateur (1998), où Labarthe parle du principal personnage du temps au cinéma, rappelant « Mr Hulot et le temps » de Bazin, avant de conclure ainsi : « Je me souviens d’un plan d’Une Femme mariée de Godard où la caméra panoramiquait sans fin entre deux filles qui se faisaient face dans un bistro des Champs-Elysées. La conversation, le contenu de la conversation n’avait pas grand intérêt, mais le murmure en avait un : c’était le bruit du temps qui passe, le bruit que fait le temps en passant. Mais qui, quel spectateur à l’époque, ne s’est pas trompé d’objet ? »

 

« Autant essayer d’attraper un instant d’éternité avec un filet à papillon. » (Sylvie Guillem au travail).

 

Nous ne voyons pas le temps passer, et pourtant il passe. En écho, la voix d’André S. Labarthe : « Personne n’a jamais vu un arbre pousser. Et pourtant il pousse. Vous pouvez passer trente ans en prison avec un arbre devant votre fenêtre, en comptant les jours, les heures, les minutes, les secondes sans l’avoir jamais vu pousser. Pourtant, il a poussé. » (Il était une fois André S. Labarthe). André S. Labarthe savait dès le tournage qu’il serait presque impossible de revoir après sa mort ce film dont il est en partie l’auteur. Dans le jardin oriental de Maulévrier, citant ses deux films (L’Esprit des parcs français de la fin du XIXe au début du XXe siècle, Jardins classiques à la française), il évoque la vitesse des jardins de « 24 images par siècle », en relation avec le temps du cinéma et la destinée organique des films, qui sont à peu près morts une fois qu’ils sont mis en boite.

 

Labarthe et Franju

Jean-André Fieschi et André S. Labarthe publient en 1964 la retranscription d’un premier entretien avec Franju dans Les Cahiers du cinéma. Trois modes de perception du temps apparaissent dans ce film terminé en 1995, Georges Franju, le visionnaire (Cinéma, de notre temps). D’abord, un temps de latence après le tournage, quand un nouvel élément vient réactiver et donner du sens au rushe initial (le diptyque John Ford et Alfred Hitchcock, Le Loup et l’Agneau ; les deux temporalités du John Cassavetes). Georges Franju, le visionnaire trouve sa forme par le montage des six séquences tournées de 1964 à 1987 (peu de temps avant sa mort), ainsi que le rappelle P.E. Parais. Puis, des arrêts sur image dans le mouvement filmique, actifs dans maints films de Franju. Ici, dans la séquence du festival de courts métrages de Tours, comme en écho, les gestes de Franju se figent parfois, tandis qu’il évoque le mouvement des oiseaux décomposé par la chronophotographie d’Étienne-Jules Marey. Ces oiseaux blancs, emprisonnés puis libérés, de La Tête contre les murs aux Yeux sans visage, une colombe réanimée par Judex. Enfin, l’effet produit par un suspend du temps fabriqué. Dans la dernière séquence de la salle de montage, Franju montre comment la seconde pendant laquelle la cour reste vide, avant l’arrivée de la DS du Dr Génessier venu reconnaître sa fille à la morgue, exprime cet instant de mystère, qui crée l’angoisse (Les Yeux sans visage).

 

Labarthe et Buñuel

Autre rapport au temps, celui qui sépare la jeunesse du cinéphile de la maturité du maître. P.E. Parais a raison de le souligner, l’univers de Labarthe est habité par le cinéma de Buñuel. Dès 1964, dans le premier portrait filmé de Cinéastes de notre temps, réalisé par Robert Valey, Labarthe rencontre Buñuel.

 

« Je pensais à une phrase de Buñuel : "C’est très curieux, on perd la foi et on garde le sentiment du péché." (…) Ne pas oublier l’éducation jésuite de Buñuel. Très important. Très proche de moi. Je n’ai pas examiné ça de très près, mais c’est un des moteurs de mes films. Le péché est dans mes films. Le sentiment du péché qui me dirige je ne sais où, comme une boussole. (…) On ne voit pas comment la littérature de Bataille peut fonctionner sans cette notion, de la même façon que les films de Buñuel ou d’Hitchcock. » (Conversations avec ASL par S. Langélus, livre DVD des écrivains)

 

« Or le trivial est là. C’est ce que j’aime chez Bataille. Et que n’aimait pas Breton. » L’Âge d’or.

 

P.E. Parais cite les glissements buñuelliens d’Enfants coureurs du temps, un trio de chenapans dans Paris au début des années 80 (Bande à part). Les deux garçons et la fillette jouent au foot, puis s’abreuvent à une fontaine, sautent dans l’eau. Déceler dans un plan rapproché de pied passé sous l’eau, une citation du Lavement de pieds du Jeudi saint dans El, fait sourire. Le travelling sur les pieds nus est suivi du plan où le prêtre embrasse le pied du jeune garçon après l’avoir essuyé. Le regard de Francisco qui verse l’eau dans la bassine se fige, troublé, puis se détourne sur les pieds chaussés des fidèles, se fixant sur les escarpins d’une dame, remontant jusqu’à son visage, ce qui inaugure dans le récit la fixation amoureuse (illustration de l’interprétation freudienne du fétichisme). Pourquoi pas ? Mais le montage d’Enfants coureurs du temps serait plutôt bataillien, du pied à la bouche de la journaliste, interviewant la petite fille Laëtitia, tandis qu’en off, l’eau continue de couler : « Tu préfères être une enfant ou une adulte ? - Une enfant ! » 

 

Le rêve éveillé de la fillette, des escargots glissant sur son épaule nue, en montage alterné avec l’enquête de la journaliste — rêve ou cauchemar — et des inserts Super 8 du match de foot au ralenti, devient l’envers du temps, dans un tissage entre vie diurne et nocturne. Cette séquence serait comme un palimpseste provocateur de Journal d’une femme de chambre de Buñuel : la découverte du viol de la petite fille assassinée dans la forêt, des escargots sur les cuisses. Le palefrenier, raciste et antisémite, se révélant activiste d’extrême droite, est soupçonné.

 

Comme si la veine documentaire nécessitait plus que la fiction, une justification contre une suspicion morale, l’auteur rappelle le consentement de l’enfant avec le sourire qu’elle essaie de cacher (l’imminence d’un fou rire). Il est évident que Labarthe joue de la transgression dès l’ouverture du film, avec une scène pleine de malice : il offre à l’improviste un poisson encore luisant à la fillette qui s’en amuse et le lance à ses copains, la voix off informant le spectateur du jeu qui va s’instaurer entre le cinéaste et les enfants : « Observez maintenant comme à l’approche de la caméra tout ce que nous attendons d’eux se met en place avec cette candeur feinte, ce naturel joué, que nous admirons tant chez les animaux et certains comédiens : instinct, intelligence, balançoire, balançoire. »

L’attraction pour le Mal qui irrigue la sensibilité surréaliste de Lautréamont à Artaud en passant par Sade, Bataille, Buñuel aurait-elle besoin d’être légitimée ? Rappelant le « fond criminel de la citation de Buñuel », P.E. Parais conceptualise son approche : « La fiction est la subversion de la scène documentaire, le documentaire est la rédemption de la fiction. » Qu’y aurait-il besoin de sauver ?

 

Le dernier plan d’une poule blanche qui picore dans un couloir du métro parisien rappelle bien sûr la séquence de Los Olvidados, où le vieux musicien aveugle se retrouve face à une poule noire, allongé au sol, après la vengeance des enfants qui l’ont roué de coups. Labarthe aimait citer cette séquence de Buñuel, à relier au récit, pour les non-initiés. La poule est un des leitmotivs du film, éclairant l’histoire de Pedro dans sa relation avec sa mère. Mais il s’agit de l’aveugle. Dans la séquence du marché, le musicien de rue aveugle regrette l’époque réactionnaire du général Porfirio, quand les femmes, restées sagement cachées dans leur foyer, ne montraient pas leurs charmes, et entonne une chanson en son hommage. La poule noire matérialise soudain la bêtise aveugle de ses propos. Seul le toucher lui en donnerait l’expérience. En fondu enchaîné, le jeune Pedro caresse une poule dans son panier. Plus tard, la scène entre l’adolescente Metche et l’aveugle élucide le fantasme. Elle se retient de lui donner un coup de couteau, il respire son odeur : « Dommage que Dieu m’ait privé de la vue. Tu dois être belle comme un ange, mais polissonne comme un diable. »

 

Avec cette citation, Enfants coureurs du temps, après une halte devant l’affiche de Rocky III, manifeste un changement d’époque. Élément étranger, poésie du réel, la poule dans le métro laisse pourtant les passants indifférents. Personne n’y prête attention ou n’a le temps de s’arrêter. Elle sert de catalyseur pour dénoncer l’aveuglement de toute idéologie, qui nie l’expérience et l’altérité. C’est trop beau pour être vrai. Ou alors, il faudrait changer de point de vue, écouter les musiciens du métro. Le plan se fige au générique, relayé en off par un solo d’Archie Shepp.

 

Circulation de El et S. labarthien. Sur les traces d’Antonin Artaud à l’hôpital de Ville-Évrard où il a été interné (1939-44), le cinéaste imite le zigzag de Francisco. Ayant trouvé refuge dans un monastère, censé être guéri de sa folie paranoïaque, El se sait observé et s’en va en zigzagant, vêtu de sa robe de bure (dernier plan, musique). Est-il encore fou ou joue-t-il seulement à le faire croire ? Avec l’expression « L’habit ne fait pas le moine », Jean Narboni développe cette équivoque, ce réel, dans un texte sur Les Onze Fioretti de François d’Assise (« La robe sans couture », Cahiers du cinéma, hors-série Rossellini, 1990). Par ce mimétisme, Labarthe peut jouer à son tour sur les apparences de la folie. Le sculpteur et cinéaste Diourka Medveczky, filmé dans sa cabane des Cévennes, témoigne lui aussi de cette influence (Diourka, à prendre ou à laisser).

 

Labarthe, Schulz, Artaud

Tous les essais de Labarthe sur les écrivains sont structurés par un paradoxe : ancrés par la matérialité du texte de l’auteur aimé (extraits lus en off, manuscrits filmés, voix enregistrées de Bataille et d’Artaud), et irrigués par les réminiscences du lecteur-cinéaste qui invente un langage. Bruno Schulz en constitue le geste inaugural. La citation de M Le Maudit rappelée par P.E. Parais avec la main gantée de cuir noir qui glisse sur le manuscrit de l’écrivain polonais, cristallise comme souvent un effet que le spectateur enregistre à son insu. Quels sont les moyens du cinéma pour affronter l’Histoire et ses tragédies ? André S. Labarthe établit un lien complice entre le goût de Bruno Schulz pour la richesse polysémique de la « camelote » et son penchant de cinéaste pour le caractère « bricolé » de ses « mises en scène ».

 

Ces mots lus par Jean-Claude Dauphin font de l’épilogue une composition d’une rare intensité. Noir. « C’était il y a très longtemps. » (en français, puis en polonais). Carte de géographie de l’Europe centrale. « Le 19 novembre 1942, un coup de feu rompt le fil de la métaphore. Il neige sur la Pologne. » Pluie de farine sur la carte. « Sans doute Schulz aurait-il eu un sourire complice, devant cette image bricolée qui simule la neige avec un peu de farine, lui qui a si bien su explorer la richesse polysémique de ce qu’il appelait la camelote. La neige, la farine, la folie, le livre, et le temps. Bruno Schulz n’est plus là pour renverser le sablier et inventer cette littérature de couvre-feu, prophétiquement accordée à ce qui nous attend. Mais un coup de feu n’abolit pas le destin. Regardez. Tout là-bas dans les caves de l’histoire aménagées en abri, la Pologne continue d’organiser sa survie. L’éternelle Pologne dont la neige continue à jamais de porter le deuil. » 

 

Cet essai est en effet composé de matériaux et de figures provisoires qui reconstituent dans un atelier de tailleur l’univers littéraire de Schulz (des cafards, des ciseaux, une cravate, les couturières, le père qui rampe, une jeune fille nue la bouche barbouillée de rouge à lèvres, une fillette qui refuse de chausser des godillots de militaire). Le spectateur est confronté à son trouble, ses plaisirs et déplaisirs, ses positions morales. P.E. Parais convoque étrangement Suppôts et Suppliciations d’Artaud avec la séquence de la petite fille en robe blanche, pourtant investie par le texte de Schulz, « ce moule imposé et parodique » (« Traité des mannequins », Les Boutiques de cannelle), et ses dessins. Une telle séquence, éclatée en plans dissociés, entretient l’équivoque de la mémoire.

 

« Ce que j’aime dans un film, c’est quand les morceaux ne raccordent pas tout à fait. »

 

André S. Labarthe a élaboré une théorie à partir des effets recherchés, jeu avec l’émotion du spectateur et sa capacité à s’en distancier, étant lui-même le premier spectateur de ses films, au tournage, puis au montage, avec sa monteuse et compagne Danielle Anezin.

 

Je voudrais revenir sur les premières séquences d’Artaud cité, atrocités. Dans le jardin, le cinéaste feuillète des livres d’Artaud (extraits lus en voix off par J.C. Dauphin). Il relit sa correspondance avec Jacques Rivière, directeur de la NRF, qui vient de refuser ses poèmes et lui propose d’éditer sous la forme d’un petit roman des extraits de leur échange, où celui-ci exprime son indélébile impuissance à se concentrer sur un objet. En feuilletant de nouveau les notes de Labarthe sur la préparation de son film, je suis frappée du lien qu’il établit entre La Soirée avec Monsieur Teste de Paul Valéry et la Correspondance Artaud-Rivière en 1924. Jacques Rivière attire l’attention d’Artaud sur « l’autonomie de la fonction pensante » chez Monsieur Teste, ouvrage cher à Labarthe, qu’il me fait découvrir (« Sa main rougissante dormait déjà »). Si je m’étais alors souvenue de cette affinité, Il était une fois André S. Labarthe en porterait l’empreinte. Il s’agit du rapport entre la douleur d’Artaud et la mise en scène, la mise à distance par l’écriture d’un roman. Ainsi Labarthe comprend-il cette première lettre d’Artaud : « Cher monsieur, Pourquoi mentir, pourquoi chercher à mettre sur le plan littéraire une chose qui est le cri même de la vie, pourquoi donner des apparences de fiction à ce qui est fait de la substance indéracinable de l’âme, qui est comme la plainte de la réalité ? (…) » Valéry s’adressant à Mr Teste : « Quel dramaturge vous feriez ! lui dis-je, (…) Je voudrais voir un théâtre inspiré par vos méditations... » Se joue ici le rapport vital pour un artiste entre la pensée et sa mise en forme, la méditation et le théâtre, le cinéma, le passage de la vie à la fiction dans son organicité. C’est sur des images stroboscopiques de passants à la gare de Lyon, que Labarthe fait entendre le scénario qu’Artaud donne à la NRF en 1930 : « Place de l’Alma, un homme angoissé pense qu’il va mordre. Il fait les cent pas, attendant une femme qui ne vient pas. Il est deux heures du matin. La place est complètement vide. Une voiture de boucherie arrivant à toute vitesse tourne brusquement – et perd un bœuf. » Le quai de la gare s’est vidé. Lignes précédées d’un avertissement : « On retrouvera dans ce film une organisation de la voix et des sons, pris en eux-mêmes et non comme la conséquence physique d’un mouvement ou d’un acte. (…) Tout cela fait partie du même monde objectif où c’est par-dessus tout le mouvement qui compte. Et c’est l’œil, qui finalement, ramasse et souligne le résidu de tous les mouvements. » Labarthe se singularise un instant du flux, le temps pour le spectateur d’apercevoir ses yeux couverts de vignettes de papier journal. « Pourquoi des yeux quand il faudrait inventer ce qu’il y a à regarder ? »

 

« Le réel, c’est la réalité qui est dérangée par quelque chose. Je me mets à voir les choses au moment où elles sont dérangées, c’est ça le réel pour moi. » (A.S. Labarthe)

« Ce verre à l’instant où il se brise » devient l’élément clef de ce réel (Artaud cité, atrocités ; Georges Bataille, à perte de vue ; Le Traité du verre, en effet, 2011).

 

Labarthe et Dreyer, Carlson, « Belle à faire peur »

Revoir Solo, où Labarthe filme la danseuse Carolyn Carlson lors de ses répétitions à Venise sur la musique répétitive de René Aubry, m’a de nouveau transportée. Une femme au travail avec ses doutes et son assurance, sa beauté, sa vérité. La dame en noir, la petite fille en jaune. Son visage déformé et son cri muet évoquant le tableau d’Edvard Munch, ses gestes saccadés, expriment un paroxysme que la chorégraphe élucidera de retour à Paris : la profondeur de l’être, une mélancolie. Lors de la représentation au Théâtre de la Ville le 21 juin 1985, ultime phrase du commentaire : « Ce soir la Carlson n’a que faire d’une phrase de plus. A-t-elle jamais été plus belle ? Belle à faire peur. » Ce geste de création relie des textes. « 1909 », un poème d’Alcools d’Apollinaire et « Carolyn Carlson (solo) » de Jean-André Fieschi (« Et comme le commentateur du film, j’aurais plutôt envie de foutre le camp et d’aller me coucher, quelque peu intimidé par tant de beauté : de Carolyn, de Venise, du film. »)

 

« Belle à faire peur », un texte d’André S. Labarthe sur La Passion de Jeanne d’Arc de Carl Theodor Dreyer, publié dans plusieurs éditions depuis 1994, fait revenir le visage de Carlson. Cet essai, comme nombre de films, textes, et citations de Labarthe, éclaire en divers points au fil du temps sa pensée et ses gestes, ici en relation avec Dreyer (Polar, Cinéma Cinémas).

Soleil cou coupé (2007) prolonge cette réflexion sur l’invention du gros plan par Dreyer, qui découpe le visage de Jeanne d’Arc (Falconetti) par le cadre cinématographique, assimilé concrètement par Labarthe au tranchant d’une guillotine (couperet, images d’archives). Pour sa démonstration, il filme dans un parking une incarnation de L’Olympia de Manet (j'en suis le modèle), un ruban noir noué autour du cou, côtoyant un fœtus dans un bocal sorti du musée Dupuytren, tandis qu’un homme en roller lui apporte à l’improviste un bouquet de fleurs. Sa machine à écrire de marque Olympia scande l’écriture de la voix off.

 

Évoquant longuement cet essai, et les multiples citations qui le parcourent (Leiris, Salomé, Mallarmé), P.E. Parais omet une référence explicite à Godard. À la fin, le visage de la jeune femme en pleurs rappelle immanquablement le visage d’Anna Karina en spectatrice face à La Passion de Jeanne d’Arc (Vivre sa vie). Cette citation a de l’intérêt pour comprendre la réflexion de Labarthe sur la place du spectateur. Dans son article « Axe du montage » (repris dans Le Montage au cinéma (1991) de Dominique Villain, réédité dans À corps perdu, évidemment (1997), le cinéaste analyse pour la joie du lecteur le fonctionnement de cette séquence. Les visages des juges « ne sont pas des contrechamps, ce sont des miroirs. (…) Le seul contrechamp possible au visage de Jeanne, à ce regard qui ne sonde que le vide, c’est le spectateur. C’est ce qu’a compris Godard, comme il a compris qu’opposer le visage de Falconetti à celui de Karina c’était mettre en évidence le dernier grand axe qu’un montage digne de ce nom devrait prendre en considération : celui qui va permettre au spectateur de donner son sens au film. » Or, dans Soleil cou coupé, le regard de la jeune femme n’est pas dans l’axe de ce contrechamp produit par Godard, il s’agit d’un regard caméra, en écho à l’axe de prise de vue de l’appareil photographique-guillotine au début du film.

 

Musées, Îles océaniennes

Avec Soleil cou coupé, l’art est sorti du musée. Le visage de la jeune femme est recouvert par les flots, le musée s’est transformé en île. Grâce au cinéma, art moderne, art africain et océanien, art contemporain se télescopent. Cet essai prolonge l’intérêt d’André S. Labarthe pour la culture océanienne et africaine, et les effets de la colonisation. Entremêlement de mots, d’images et de sons, dynamique d’émancipation.

 

Son documentaire sur le musée de peintures impressionnistes Léon Dierx à La Réunion (1998), cité en ouverture, en porte déjà le titre, emprunté à un poème d’Apollinaire.

« Zone » se termine par ces mots :

« Tu marches vers Auteuil tu veux aller chez toi à pied

Dormir parmi tes fétiches d’Océanie et de Guinée

Ils sont des Christ d’une autre forme et d’une autre croyance

Ce sont les Christ inférieurs des obscures espérances

Adieu adieu

Soleil cou coupé ».

 

Aimé Césaire s’en est inspiré avec son recueil de poèmes Soleil cou coupé (1948), une vision de son peuple asservi par la puissance coloniale. Ce titre traduirait la blessure de la séparation originelle avec l’Afrique. Le poète entrevoit enfin la venue prochaine de la décolonisation.

« Soleil serpent œil fascinant mon œil

et la mer pouilleuse d'îles craquant aux doigts des roses

lance-flamme et mon corps intact de foudroyé

l'eau exhausse les carcasses de lumière perdues dans le couloir sans pompe

des tourbillons de glaçons auréolent le cœur fumant des corbeaux ».

« C’est en cartographiant l’art primitif des îles océaniennes et en auscultant le mystère de ses masques immémoriaux que le cinéma de Labarthe, après Pollet (Méditerranée) et Resnais (Les statues meurent aussi), découvre les profondeurs insondables du temps, d’où ce qui a disparu ne cesse de revenir hanter notre époque impermanente. Partant du postulat hégélien de la mort de l’art, et du musée de l’Homme qui en conserve les plus lointaines dépouilles, Introduction à l’art océanien entr’ouvre et décrit nos musées imaginaires, ces « sommeils du temps » où plus rien n’arrive aux œuvres, endormies à jamais. Les montages serrés du proche et du lointain (exposés de spécialistes, cartes du Pacifique, le musée la nuit et les îles sous l’orage) ressuscitent, sinon leur vie originelle et leur valeur cultuelle, à jamais perdues, du moins l’énigme de leurs regards sans âge. Plongés dans l’obscurité, les masques océaniens revivent aussi – on imaginerait même que l’un puisse répondre au téléphone insolite qui sonne devant lui, appel sans réponse possible, de notre temps au sien. Mais seule la destruction de l’espace de conservation du musée, figeant le travail du temps, pourrait réveiller de ce sommeil éternisé les masques, revenant à l’instant même de leur décomposition. Le film figure quelque chose comme l’antichambre de ce réveil, imaginé par le commentaire final : « Quand les tubéreuses se décomposent, note Zola, elles ont une odeur humaine. »

(Emeric de Lastens, « Musées, jardins, îles – du principe de lenteur », 2010)

 

Aller revoir Djiido (1985), tourné dans l’archipel calédonien. P.E. Parais en fait revivre deux séquences, où Labarthe scénographie la transmission de récits de tradition orale kanak, en relation avec des scènes de la vie quotidienne (danse et représentation théâtrale, pêche à la tortue et au poulpe).

La même année, à la Fête de l’Humanité, André S. Labarthe filme un concert en soutien à Nelson Mandela, qui, emprisonné depuis plus de vingt ans, refuse d’être libéré en échange de son renoncement à la lutte armée contre l’apartheid (Tout ça pour Mandela). P.E. Parais en rappelle une citation, « une onde de choc de la création », insert dans le dernier plan de Van Gogh à Paris, repérages. La batterie de Max Roach (la tête enserrée d’un bandeau Libérez Mandela) scande les mots d’Artaud lus par Alain Cuny « Qu’est-ce que dessiner, comment y arrive-t-on ? (…) ». Dessin, poésie, musique. Aller revoir ce concert filmé, avec Selif Keita, Manu Dibango, Bernard Lubat, entremêlé d’archives. « Chez Rouch, (…) c’est un véritable scaphandre autonome qui nous transporte au cœur de la subjectivité noire. » écrivait Labarthe à propos de Moi, un Noir (Essai sur le jeune cinéma français, 1960).

 

« C’est ainsi qu’il faut comprendre, malgré tout, le cinéma pour Labarthe : la saisie et la mise en forme de la coexistence mystérieuse de toutes les vitesses et de toutes les temporalités enchevêtrées dans la texture du monde. Le temps passé des mythes et le présent démystifié. » (E. de Lastens)

 

Retour au pays de la cinéphilie dans les escaliers de la Cinémathèque française (La Photo, 2014). A.S. Labarthe s’entretient successivement avec cinq critiques et historiens de cinéma, engagés dans la conservation et la transmission des films, à partir d’une photographie de Man Ray réunissant Rossellini, Langlois, Renoir. Brièveté et densité. Ce qui se passe entre la réponse envoyée par Godard, « comment taire », et la singularité de chacune des approches, a des effets bouleversants, et fait de ce film, un prodige.

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