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Gianfranco Rosi

La quête de la juste distance

© 21 Unoproductions / Stemalentertainement

/ Les Films d'Ici / Arte France Cinema

Il est l’une des figures de proue d’un cinéma italien d’où émerge, depuis quelques années, des propositions singulières et de nouveaux sentiers. Héritière de la tradition néoréaliste, dans sa volonté d’exposer des fragments de vie, cette nouvelle génération de cinéastes privilégie la proximité avec les protagonistes en se désengageant de la linéarité narrative. Pensons, parmi ces regards hétérogènes, aux essais poétiques et naturalistes de Pietro Marcello ou de Michelangelo Frammartino, ou encore aux films des frères De Serio ou de Roberto Minervini, consacrés aux marges de la société. Le cinéma de Gianfranco Rosi s’inscrit lui aussi dans ce mouvement qui, sans prétendre à faire école, brouille la frontière entre les genres. Nul ne s’étonnera donc à ce que deux documentaires du cinéaste italo-américain – Sacro GRA, Lion d’or à la Mostra de Venise 2013 et Fuocoammare, Ours d’or à la Berlinale 2016 - aient remporté des distinctions jusqu’ici décernées exclusivement à des films de fiction.
 
L’œuvre de Gianfranco Rosi, cinéaste voyageur né en Erythrée, élevé à Istanbul puis formé à la University Film School de New York, naît d’abord d’une rencontre avec un lieu et l’imaginaire qui s’en dégage.


The Boatman (1993), son premier moyen-métrage, est une promenade sur les eaux pures et polluées du Gange. Une conversation avec un batelier nous emmène dans les profondeurs philosophiques du fleuve sacré, tandis que se déroule, à l’arrière-plan, le spectacle de la frénésie religieuse et touristique de la ville de Bénarès et de ses enfants qui se baignent au milieu des cadavres flottants.

The Boatman © 21 One Productions

Le désert, dont l’immensité invite à l’errance, à la fuite et à la liberté, constitue le cadre de son second film. Au sein de cet espace affranchi des lois et des artifices de la civilisation, Below Sea Level (2008) suit le quotidien d’une communauté de déracinés bercés, à l’ombre du rêve américain, par leurs illusions perdues.


El Sicario, Room 164 (2010) s’appuie sur un tout autre dispositif : cette fois c’est la chambre d’un motel qui devient le théâtre des révélations d’un ancien criminel de la guerre des cartels mexicains. Dans le huis-clos de la chambre 164, le témoignage du tueur à gages, visage dissimulé sous un voile noir et cahier posé sur ses genoux, dévoile toute la porosité entre la loi et le crime, entre le bien et le mal.


Dans Sacro GRA (2013), Gianfranco Rosi parcourt le "Grande Raccordo Anulare", la ceinture périphérique de Rome. Sans point de départ ni d’arrivée, le film, inspiré par Les Villes invisibles d’Italo Calvino, voit se bousculer une mosaïque de portraits de gens sans histoires et de situations ordinaires qui s’entremêlent et se superposent dans le tourbillon de ce cercle frontalier.


Enfin, son dernier documentaire, Fuocoamarre (2016), prend le contre-pied de la représentation de l’île de Lampedusa, médiatiquement surexposée depuis les débuts de la crise migratoire. C’est à travers le quotidien des insulaires, et notamment à travers "l’œil paresseux" d’un enfant de douze ans, que le cinéaste aborde Lampedusa, sans que jamais ces derniers ne croisent l’enfer des migrants.
 
Ces lieux propices à l’imaginaire sont aussi le décor de rencontres au long cours avec des personnages souvent excentriques et archétypaux, eux-mêmes porteurs de fiction. Dans l’interaction de ses protagonistes avec leur environnement émerge la vérité tant recherchée par un réalisateur qui travaille essentiellement en solitaire. Gianfranco Rosi n’agit pas en intrus. Sans directions préétablies, ses films ne prennent forme qu’à la condition d’une longue immersion, nécessaire pour se confronter au réel, faire accepter sa présence et tisser des liens de confiance avec les filmés. Il a fallu au cinéaste trois années de voyages à Bénarès pour créer l’illusion d’une promenade vagabonde avec le batelier Gopal, plusieurs années à vivre auprès de "Water Guy" ou d’ "Insane Wayne" avant de filmer Below Sea Level, plusieurs mois de repérages sans caméra à Lampedusa où s’est aussi effectué le montage du film…

Below sea level © 21 One Productions

Cette méthode immersive lui autorise le luxe de l’observation, lui permet de filmer ses personnages à leur hauteur, dans leurs respirations et leur intimité, et de leur laisser, à l’image du criminel d’El Sicario, Room 164, la liberté de mettre en scène leur propre rôle. À l’instar du botaniste solitaire qui, dans Sacro GRA, écoute inlassablement les insectes qui rongent l’intérieur de ses palmiers "à la forme de l’âme humaine", l’approche de Gianfranco Rosi se double ainsi d’une démarche quasiment entomologique. En cinq documentaires réalisés en un peu plus de vingt ans, il s’est forgé un style à l’image de cette authenticité qu’il magnifie par le langage cinématographique. De sa démarche émerge une filmographie qui renouvelle l’éternel questionnement du cinéma documentaire, celui de la juste distance.

François-Xavier Destors

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