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Putin's Witnesses, de Vitaly Mansky

Grand Prix du FIPADOC

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© GoldenEggProduction

Lauréat du Grand Prix parmi une remarquable sélection de documentaires internationaux, le film du réalisateur russe Vitaly Mansky livre sur la fabrique médiatique du président Vladimir Poutine lors de son arrivée au pouvoir un regard d’autant plus amer qu’il en a non seulement été le témoin, mais également l’un des acteurs principaux.

Au soir du 31 décembre 1999, au moment où Boris Eltsine s’adresse à la nation pour annoncer sa démission et transférer le pouvoir à Vladimir Poutine, Vitaly Mansky est en famille. Il filme l’écran de télévision, théâtre du dernier spectacle d’une présidence désenchantée, les réactions de ses filles et de son épouse, qui déplore d’un ton prophétique la fin des utopies et le retour de la « main de fer ». Natalya Manskaya semble autant exaspérée par ce moment historique que par le fait d’être filmée par son mari dont elle produit pourtant les films. Il faut dire qu’en ces heures cruciales où la Russie bascule, Vitaly Mansky filme sans relâche. Chef de l’unité documentaire de la télévision d’État, il est l’une des figures de proue d’une industrie qui a totalement ressuscité sous la présidence de Boris Eltsine, portée par l’enthousiasme qui traversait la « nouvelle société » russe. Plusieurs projets d’envergure lui sont commandés. Un film personnel donc, dans le cadre d’une collection d’Arte. Un film consacré à Mikhaïl Gorbatchev, totalement relégué dans l’ombre par Boris Eltsine, puis un film sur ce dernier, précisément pour éviter que Gorbatchev ne soit trop projeté dans la lumière. Guidé par les circonstances du dernier coup d’éclat d’Eltsine, un quatrième projet de film s’impose sur le dauphin désigné, Vladimir Poutine, qui a besoin de se faire connaître du grand public. Les rushes de ces quatre films, dont la trilogie politique validée par l’État et diffusée au début des années 2000, composent la matrice de Putin’s Witnesses. Vingt ans après, libéré des pièges de l’histoire immédiate, le réalisateur nous invite à revoir avec lui les images de cette somme documentaire, le regard alerté par le passage du temps et assombri par l’horizon qu’il reste à parcourir.

Vingt ans après, c’est dans l’exil que Vitaly Mansky, qui réside à Riga depuis 2014, a pu trouver la liberté nécessaire pour réaliser ce nouveau documentaire. « C’est le prix que j’ai dû payer pour avoir pensé naïvement que je n’étais qu’un témoin », confesse-t-il dans un film qui, au-delà du dialogue instauré entre ces quatre personnages – Gorbatchev, Eltsine, Poutine et lui-même, dénonce à travers l’autocritique du cinéaste la passivité et la crédulité de la nation russe, comme toujours « témoin silencieux de son propre destin ». Il est troublant de constater, à la lumière de l’emprise actuel de l’État sur les médias nationaux, l’étonnante liberté dont a bénéficié Vitaly Mansky au moment de l’opération « Successeur ». Nul doute que le cinéaste a su tirer profit du climat d’incertitude qui régnait à l’époque dans les hiérarchies du Kremlin durant le processus inédit de la passation de pouvoir. Dans l’intimité de Boris Eltsine et de sa famille, dans les couloirs du Kremlin ou en tête-à-tête avec Vladimir Poutine, l’archive est rare et nous plonge dans une réelle proximité avec le pouvoir et ses enjeux de représentation. Si elle procure parfois aux intrigues du palais le souffle de la fiction, bien aidée en cela par la composition musicale de Karlis Auzans, le pouvoir, à l’image de son premier représentant, n’en demeure pas moins impénétrable.

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© GoldenEggProduction

« Notre but principal est de faire croire aux gens que tout ce que nous disons ou faisons est dans l’intérêt de l’État. » Ces mots, captés alors que le jeune président intérimaire paraît encore peu familier des codes de communication associés à sa nouvelle fonction, dévoilent toute l’ambivalence de l’image que Vladimir Poutine entend projeter et de la relation qui se noue avec le cinéaste. S’il est inconnu de la plupart des Russes, le vétéran du KGB n’entend pas se livrer tout de go. Et s’il paraît d’abord discipliné, presque docile, il est aisé de percevoir, derrière le regard bleu glacé et la sémantique officielle encore pro-démocratique, les germes du jeu de dupes qui s’annonce. En le nommant trois mois avant les élections, Boris Eltsine a pipé les dés de la campagne présidentielle. Poutine ne sera jamais un candidat comme les autres. Il agit en président et refuse de se soustraire aux débats télévisés ou aux publicités, faisant ainsi en sorte que tous les autres ne parlent que de lui. Le peuple russe comme les responsables occidentaux, soulagés du départ d’Eltsine, sont rapidement disposés à projeter sur le jeune Poutine toutes les promesses de la nouvelle Russie faites au peuple depuis dix ans. Réservé, impassible, mais pas encore implacable, son manque de charisme combiné à son allure de passe-muraille lui ont finalement permis de ne jamais paraître trop différent de ce que ses électeurs et alliés souhaitaient voir en lui. Derrière sa caméra, Vitaly Mansky tente de s’aventurer derrière le masque imperturbable d’un personnage qui, s’il semble par moments écrit d’avance, tire déjà toutes les ficelles.

Sur le fond, Putin’s Witnesses ne révèle rien de nouveau sur les machinations qui ont conduit Vladimir Poutine sur le trône moscovite. Son objectif est ailleurs, il est à chercher dans les indices semés, ici et là, dans le dévoilement du dispositif du cinéaste engagé à mettre en scène le pouvoir. Ce n’est pas la première fois que Vitaly Mansky use de ce procédé. Dans Under the Sun (2015), un film soutenu et dirigé par le gouvernement nord-coréen, le cinéaste avait déjà « détourné » la propagande qu’on lui imposait en dévoilant toute l’orchestration des tournages. On pourrait croire alors le cinéaste lancé dans une version autocrate du documentaire The War Room (1993), de D.A. Pennebaker sur la fabrique du candidat Bill Clinton, mais dans les coulisses d’une campagne qui n’en est pas vraiment une, lancé à la quête d’un personnage qui cache délibérément son jeu, Vitaly Mansky se rend rapidement compte que Vladimir Poutine ne partage pas son goût de la mise en scène. Afin de briser la glace auprès du grand public, le cinéaste organise une rencontre entre Poutine et son ancienne professeure à Saint-Pétersbourg. Il décide d’en révéler les préparatifs, se focalisant sur l’angoisse de la vieille dame à mesure que les agents de sécurité et les photographes investissent son appartement. Vladimir Poutine ignore finalement le rendez-vous. Lorsqu’elle se déroule enfin, plusieurs semaines plus tard, l’émotion attendue retombe face à l’artifice du moment et le visage de marbre de Poutine, peu à l’aise. Dans une séquence autrement plus déterminante, Mansky lui propose de se rendre sur l’un des sites touchés par la vague d’attentats qui sème la terreur dans toute la Russie. À une époque où, malgré l’accord négocié trois ans auparavant, la guerre de Tchétchénie n’a jamais véritablement pris fin, les attentats sont unanimement attribués aux terroristes tchétchènes, mais le narrateur prend soin de rappeler aujourd’hui les soupçons de collusion des services secrets eux-mêmes. Brutal et ferme, armé d’une rhétorique qui tranche avec celle de son prédécesseur, Vladimir Poutine joue la carte de l’homme fort et protecteur dont la Russie a tant besoin. Sa cote de popularité grimpe de deux à cinquante pour cent.

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L’élection dès le premier tour de Vladimir Poutine n’est une surprise pour personne et une victoire pour Boris Eltsine, dans l’intimité duquel Vitaly Mansky apprend les résultats. Sa figure, plus humaine que celle du principal protagoniste, oscille entre le grand architecte du pouvoir et le grand-père vieillissant délesté de son fardeau. Enfermé dans sa cage dorée, devant sa télévision, l’ancien mentor attend l’appel de son protégé pour le féliciter. Poutine n’appellera pas, à l’instar de tous ceux auxquels il va désormais tourner le dos. Lors d’une séquence emblématique, le cinéaste effectue un arrêt sur l’image de l’équipe dynamique, libérale et modernisatrice qui célèbre la victoire de Poutine dans son quartier général. La plupart ont aujourd’hui basculé dans l’opposition, ont été licenciés ou rétrogradés, certains se sont exilés, d’autres ont perdu la vie dans des circonstances suspectes. Seul Dimitri Medvedev, un temps président de la Russie après les deux premiers mandats de Vladimir Poutine, demeure encore aujourd’hui dans le premier cercle du chef du Kremlin.

C’est tout le mérite du film que de saisir avec justesse ce moment de bascule où, dès ses premiers mois en tant que président élu, se dessinent à travers la verticalité du pouvoir les aspirations totalitaires de Vladimir Poutine. Sa décision de rétablir l’hymne soviétique, symbolique d’une politique qui va désormais faire appel à la nostalgie de l’ordre, de la sécurité et de la grandeur, associés dans la mémoire collective du pays à l’empire blanc des tsars et à l’ordre rouge des Soviétiques, constitue l’enjeu du dernier tiers du film tout autant qu’elle préfigure le visage réactionnaire et intransigeant du Poutine contemporain. Ce recours au passé glorieux pour « restaurer la confiance du peuple dans l’État », le cinéaste ne le comprend pas et ose, lors d’un tête-à-tête convoqué par Poutine lui-même qui s’amuse à le convaincre du bien-fondé de sa décision, affirmer son désaccord. « Vous devriez être d’accord avec moi », lui répond l’intéressé, brisant d’un sourire malicieux l’espoir d’une confrontation critique que l’espace filmique avait rendu possible. Un an après avoir savouré sa victoire, Boris Eltsine, l’air hagard, semble abattu par la trahison de son héritier désormais appelé, avec le consentement tacite de la population, à régner sur la Russie jusqu’en 2024. Si Putin’s Witnesses interpelle chaque citoyen aujourd’hui confronté aux sirènes d’un autoritarisme voilé dans un message démocratique, on ne peut que regretter que le seul public qui ne verra pas ce film est certainement celui qui en a le plus besoin.

François-Xavier Destors

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