top of page

Rencontre avec une compositeur

Marc MARDER

 

Marc Marder, originaire de New York, vit à Paris depuis 1978. Après ses études de contrebasse à Purchase, il devient soliste de l’Ensemble Intercontemporain sous la direction de Pierre Boulez. Sa partition pour Sidewalk Stories, film muet de Charles Lane, a remporté de nombreux prix. Marc Marder a également composé la musique des films, documentaires et fictions, de Rithy Panh. 

Comment tes origines et ton enfance éclairent-elles d’une façon ou d’une autre ton parcours musical ?


Ma mère, Frances, professeur d’anglais, chantait beaucoup, toujours avec conviction. Mon père, Jack, avocat et comptable, adorait les bonnes comédies musicales de Broadway. Je suis né à Glen Cove en novembre 1955 et j’ai grandi à Syosset, juste à côté, sur la côte nord de Long Island, dans l’État de New York. À cette époque les maisons de banlieue poussaient comme des champignons dans les anciens champs de pommes de terre près des villages de pêcheurs d’où partaient les baleiniers un siècle auparavant.  Mes parents venaient du Bronx et se sont installés dans cette maison achetée grâce au « G.I. Bill », programme qui facilitait les prêts pour les soldats rentrant de la Deuxième Guerre mondiale.
 
 
La musique a-t-elle toujours fait partie de ta vie ?

Il y avait un piano à la maison. Une casserole, un vieux piano droit de bar d’une résonance sans fin, patiné ivoire aux reflets d’or et que ma mère avait vieilli encore avec une laque marron. J’ai joué à l’oreille en voyant ma sœur et mon frère qui prenaient des leçons avec Monsieur Bliss. À l’école primaire, il y avait une harmonie et aux États-Unis, à cette époque, on laissait les élèves choisir leur instrument en leur offrant des cours particuliers chaque semaine. J’ai joué du cornet parce qu’il y en avait un dans le placard dont mon frère ne jouait plus. On m’a toujours dit que je faisais beaucoup de bruit à la maison ! Au collège, j’ai arrêté de jouer parce que je n’appréciais pas trop le professeur. J’ai fait ce que tout le monde faisait en 1967 : j’ai commencé la guitare folk pour chanter comme mes héros, les chanteurs engagés que j’ai tant admirés : de Bob Dylan à Tom Paxton en passant par Pete Seeger, Phil Ochs ou Arlo Guthrie.


Et puis, un jour, Madame Woelker, la professeure d’orchestre, est venue présenter les instruments à cordes à tous les élèves du collège réunis dans l’auditorium. Personne ou presque de mon âge ne voulait jouer du violon ou du violoncelle. C’était tout simplement une chose qui ne se faisait pas. On jouait de la trompette ou de la clarinette ou du saxo ou rien. Elle a présenté le violon, l’alto et le violoncelle en jouant des extraits classiques. En prenant la contrebasse, elle s’est lancée dans une impro de jazz avec un pianiste. J’ai alors lancé un clin d’œil à mon meilleur ami Bobby assis à côté de moi : « Je vais jouer de ce drôle d’instrument ». J’avais 13 ou 14 ans. C’était une blague.


Les leçons avec Madame Woelker à l’école se passaient bien (nous n’étions que trois musiciens dans son orchestre) jusqu’au jour où ma mère, par le biais de son podologue – son fils avait été contrebassiste – m’a déniché un professeur en privé, Madame Kabnick, une retraitée. Je crois bien que j’étais le seul, elle ne m’a jamais parlé d’autres élèves. Elle avait une rigueur militaire et m’a transmis des bases assez solides qu’elle-même avait apprises dans le Chicago de son enfance où régnait une dynastie de contrebassistes tchèques. Après deux ans de cours, j’ai passé une audition pour un stage d’orchestre d’été à Cincinnati sponsorisé par le syndicat des musiciens américains. C’est à cette occasion que j’ai découvert les joies du voyage en avion avec une contrebasse. Malgré la difficulté de voyager avec cet instrument encombrant, il y a eu comme un déclic, la révélation que cet instrument et la musique étaient comme une invitation au voyage. Sortir de chez moi ! Partir ! La musique pouvait devenir ma maison.


Cet été-là, on a travaillé avec des gens formidables. Warren Benfield, du Chicago Symphony Orchestra, d’une élégance et d’un calme immuable, cheveux blancs et une belle bague au doigt et toujours de bon conseil : «When in doubt,  leave it out! ». C’était notre professeur de contrebasse. On faisait du yoga avec Sir Yehudi Menuhin avant de commencer les répétitions d’orchestre. Vers la fin du stage, Michael Hammond est passé pour écouter et recruter des élèves pour le département de musique qu’il venait de créer dans une nouvelle Université de l’État de New York. La première année scolaire allait commencer un mois plus tard et il n’avait pas assez de cordes. J’ai joué pour lui – j’ai le souvenir d’avoir joué pitoyablement un petit mouvement de Vivaldi que Benfield m’avait aidé à préparer – mais il a pensé que j’avais du potentiel. Il n’avait pas encore trouvé un seul contrebassiste pour son orchestre ! Il m’a proposé d’intégrer SUNY (State University of New York) à Purchase le mois suivant. Je n’avais pas terminé le lycée mais cela ne lui posait aucun problème. L’entrée à S.U.N.Y. n’était pas conditionnée aux résultats scolaires mais au talent. Un autre déclic ! En atterrissant à New York, ma mère a insisté pour que j’appelle Madame Kabnick pour lui annoncer la bonne nouvelle : j’allais partir à l’université un an plus tôt que prévu et j’allais faire de la musique à plein temps.  Mon rêve ! Elle m’a dit « Bite the hand that feeds you! » et elle m’a quasiment raccroché au nez. Ce fut notre dernière conversation. J’avais 16 ans et je suis parti à l’université.

 
Peux-tu me parler de Purchase ?

La ville de Purchase est située à moins d’une heure au nord de New York City dans le comté de Westchester et l’université a été bâtie sur une ancienne ferme léguée à l’État. Le gouverneur Rockefeller avait fondé pas mal d’universités dans l’État de New York et je crois bien que Purchase était sa dernière et la seule vraiment dédiée aux arts. 


Je suis rentré en 1972, c’était leur première année. Il y avait juste le musée d’Art et la grande place en briques marron où était posé un énorme bronze de Henry Moore. Les autres bâtiments n’étaient pas encore finis ou même pas commencés, tout était en chantier, on se promenait dans la boue. Il y avait un formidable mélange d’élèves « cobayes » choisis pour leur potentiel. Nous étions un mélange d’artistes, d’acteurs, de musiciens, de cinéastes, de danseurs... a a été une expérience incroyable. Michael Hammond était un visionnaire. C’était la seule école de musique au monde où l’élève décidait avec qui il voulait étudier. Si ça ne marchait pas, l’élève pouvait changer de professeur mais pas d’école ! Simple mais efficace. C’est Michael Hammond qui m’a recommandé Alvin Brehm comme professeur parmi tous les autres professeurs de New York.  Il m’a dit : « C’est une bonne idée. Il est contrebassiste et compositeur ». C’était plus qu’une bonne idée et je lui en suis toujours reconnaissant !

 

Comment se passait la vie à Purchase ?

Nous étions une promotion d’à peu près quatre cents élèves. La première année, on ne vivait pas sur place. Les dortoirs n’étaient pas encore construits. On vivait à l’École des marins marchands sous le pont Whitestone dans le Bronx et on prenait des bus quand il fallait se rendre aux cours. C’était un mélange surprenant, je me rappelle de la première fête d’Halloween avec les jeunes marins, les danseurs comme dans le film Fame et des artistes qui dansaient sur la musique de Junior Wells et Buddy Guy en direct. Et puis, dès la deuxième année, les dortoirs construits, tout est rentré peu à peu dans l’ordre, on vivait sur un campus américain. Le cursus en musique était formidable. L’idée était de former des musiciens complets et non des bêtes de scène comme dans la plupart des conservatoires.
 
On a commencé par apprendre les bases de la théorie, le contrepoint modal et tonal, l’harmonie et l’analyse avec une équipe dirigée par Robert Levin. Et le solfège et le déchiffrage à la française. La première année était vouée à l’apprentissage de la musique du Moyen-Âge. On avait des classes toutes les semaines avec des spécialistes de Josquin et de l’école flamande et tous les vendredis, les élèves et les professeurs jouaient et chantaient ensemble. J’avais 16 ans, je ne connaissais absolument rien et je me rappelle encore mon émerveillement pour les cours de théorie avec Robert Levin. Nous n’étions que trois élèves dans chaque classe. Je me rappelle de lui en train de jouer une symphonie de Mahler au piano en nous expliquant la définition d’une tierce mineure tout en mangeant un sandwich qu’il avait amené de Brooklyn.


On avait aussi des cours de respiration avec la grande chanteuse Jan DeGaetani et de mouvements du corps pour des musiciens avec Ruth Currier, directrice de la Compagnie de danse de José Limón. Tous les mardis soir, il y avait un concert de world music et le jeudi, c’était un concert classique. Des grands musiciens « rodaient » leurs concerts à Purchase avant de se produire à New York. Nous étions dix à assister à une soirée de Gamelan de Bali, ils étaient cinquante danseurs et musiciens sur scène. Même chose pour la Compagnie de danse d’Anna Sokolov qui donnait Déserts de Varèse accompagné par un orchestre. Rafael Druian, le violoniste soliste de la Philharmonie de New York, nous donnait des cours d’ensemble pour cordes. Il a invité Pierre Boulez à venir un dimanche matin diriger la Symphonie d'instruments à vent de Stravinsky pour les élèves. Le grand pianiste et accompagnateur Samuel Sanders est venu de la même façon un dimanche avec son ami Rostropovich jouer en concert privé, nous étions assis à ses pieds. C’était incroyable. En musique, nous étions quarante-cinq au départ et au bout de quatre ans, nous n’étions plus que six ou sept. C’était très strict, les étudiants étaient renvoyés s’ils ne travaillaient pas. Mais en fait cette exigence me plaisait. C’était pour la bonne cause. C’était fabuleux, je faisais de la musique tout le temps. J’étais très heureux.

 

Comment se déroulaient les cours avec Alvin Brehm ?


J’avais une heure de cours par semaine avec Alvin. J’allais le voir de temps en temps à New York. Il jouait beaucoup de musique de chambre et de la musique contemporaine. C’était un grand professeur, je ne me rendais même pas compte que j’étais en train d’apprendre. Il me poussait, il me guidait. Il m’a énormément aidé et m’a fait progresser rapidement. Vers la fin de la troisième année d’école, il m’a conseillé de passer le concours du Festival de Musique de Chambre de Marlboro, un très important festival dans le Vermont fondé au début des années 50 par Rudolf Serkin et Adolf Busch. Et pendant trois ans, tous les étés, de 18 à 21 ans, j’y ai participé. J’ai joué de la musique de chambre avec Yo-Yo Ma, Paul Tortelier, Sándor Végh, Rudolf et Peter Serkin, Felix Galimir... Une formation hors du commun. Alvin m’a transmis sa passion pour la musique contemporaine et m’a ouvert les yeux sur la possibilité de composer. En plus, il m’a ouvert grand la porte pour mes premiers concerts dans le monde professionnel à New York. En tant que contrebassiste, ce n’était pas négligeable !


 
Où as-tu appris la composition ?

Je n’ai pas eu de cours de composition. Je suis autodidacte. Une fois, j’ai demandé une leçon de composition à Alvin Brehm. Il m’a donné un petit exercice : composer avec deux notes. Quarante ans plus tard, j’essaye toujours de comprendre !

 
Le début des années 70, c’est une période difficile pour les États-Unis. Comment l’as-tu vécu ?


Dans mon souvenir, c’est une période étrange. Un peu floue maintenant. On a vécu de manif en manif, en famille. Les discussions politiques étaient omniprésentes, les campagnes présidentielles violentes. Il y avait les pro et les anti-Vietnam. L’époque était foisonnante de créativité mais tellement sombre à cause de cette guerre. On la regardait en direct à la télévision tous les soirs à 18 heures en écoutant le décompte des morts de la journée. Les batailles étaient retransmises en direct. En 1968, j’avais 13 ans. Mais mon frère avait six ans de plus que moi et quand tu avais dix-huit ans, tu étais presque sûr de partir pour combattre ou alors t’engager dans un parcours terrible pour éviter de faire la guerre. Quand j’ai eu dix-huit ans à mon tour, la guerre était presque terminée. J’ai obtenu assez facilement le statut d’objecteur de conscience.
  
 

Quelles étaient les musiques que tu écoutais ?

Très jeune, j’ai le souvenir de Petrouchka de Stravinsky et Pierre et le Loup de Prokofiev, les concerts pour les jeunes commentés par Leonard Bernstein, les comédies musicales de Broadway et de Hollywood. Et puis aussi, un souvenir d’être hypnotisé devant la télévision au sous-sol chez mes parents vers l’âge de 7 ans en regardant le film sur la vie de Stephen Foster. Et aussi d’être très excité par les parades du 4 juillet quand l’harmonie ambulante faisait son arrivée sur Main Street. Puis le rock comme tout le monde jusqu’à peu près Tommy des Who. Puis à l’université, j’ai écouté en boucle Œdipe Roi de Stravinsky, le Quintette en ré majeur pour deux altos de Mozart (K. 593) et le Quintette pour cordes opus 88 en fa de Brahms.
  
 

Pour qui as-tu composé de la musique de film la première fois ?

 

C’est pour Charles Lane pour son film de fin d’études : A Place in Time. Charles étudiait à Purchase dans le département cinéma. J’avais une pièce en sous-sol où je répétais et où je pouvais laisser ma contrebasse. Cette pièce était juste à côté de la salle où le matériel du département cinéma était entreposé. Et c’est Charles qui tenait parfois le magasin. Un soir, il est venu me voir en me disant : « Marc, on se connaît pas mais est-ce que tu peux m’aider ? » . Il était en train de travailler sur son film de fin d’études. Il m’a joué quelques notes sur un Melodica qu’il voulait que je transcrive pour lui. Il m’avait entendu travailler un morceau contemporain pour contrebasse assez fou où on est obligé de chanter, crier, taper, etc. Et ça l’avait impressionné ! Je lui ai dit : « Peut-être que je peux te proposer mieux ? » Je ne sais pas pourquoi j’ai dit cela. On a essayé. J’ai inventé un thème pour lui et il était content puis on a travaillé six mois. C’était un film de 30 minutes, un film muet, un film social sur la violence et les gens qui refusent de la voir. Charles avait décidé de faire un film muet car il détestait le genre et il voulait comprendre pourquoi. Et il adore depuis !


On travaillait tous les deux sur la table de montage, on prenait des notes, les minutages des séquences, la vieille méthode. Laborieuse. À l’époque, je ne connaissais rien. Il fallait inventer une méthode. Mais Charles adorait et connaissait très bien la musique de film. Il avait passé sa vie au cinéma et ensemble, nous avons regardé des dizaines de films en se demandant comment la musique fonctionnait. Comment faire entrer et sortir la musique d’une scène ? Comment ne pas écraser l’image ou le dialogue par des mauvais choix de placement ou d’orchestration ?  Pourquoi une certaine « réverb » peut rajouter à l’émotion ? On a regardé La Mort aux trousses au moins quarante-sept fois, à l’endroit, à l’envers. Charles n’est pas musicien mais il comprend le mariage musique et image comme personne.



Comment cela se passait-il ?

J’étais dans mon studio avec un piano, j’esquissais. J’étais entre la salle de montage et le piano jour et nuit. Mesure par mesure et scène par scène. J’ai essayé d’être le plus synchro possible avec l’image. Dans un film muet, la musique raconte l’histoire et le synchronisme est vital. 


Pour me jeter à l’eau, j’ai demandé à des copains musiciens de déchiffrer un des morceaux que j’avais écrit pour le film. La première écoute a été magique. Inoubliable. C’était la première fois que j’écoutais vivre une chose que j’avais écrite sur papier. Quelques semaines plus tard, on a enregistré avec un petit ensemble à l’école. Deux ou trois séances d’enregistrement. Charles Lane a insisté pour payer les musiciens qui ont reçu chacun cinq dollars par séance ! Je dirigeais. L’ingénieur du son, Owen Burdick, était claveciniste et un génie de la technique parmi plein d’autres talents. On a enregistré avec deux micros sur un ReVox. C’est resté un moment inoubliable. Le film vient de ressortir sur le même DVD que Sidewalk Stories, le deuxième film que nous avons fait avec Charles.


C’était ma dernière année d’école. J’ai reçu mon diplôme et j’ai quitté Purchase pour suivre une carrière de contrebassiste à New York.

 

Quel souvenir gardes-tu de cette période ?

Écrire une musique de film, c’est beaucoup de travail, d’insécurité mais c’est un moment incroyable pour l’imaginaire. Quand une musique marche à l’image, quand les personnages à l’écran semblent bouger et réagir à la musique, c’est un nouveau monde qui s’ouvre.  C’était une surprise. Aujourd’hui, moins.

 


Pourquoi ?

L’ordinateur.  Avant lui, seul le compositeur avait une idée de comment la musique allait sonner et se marier à l’image. C’était comme un petit secret qu’il gardait nerveusement jusqu’à l’enregistrement ; peut-être comparable à un photographe qui sait ce qu’il a sur sa pellicule non encore développée. Je me rappelle avoir dit tant de fois aux réalisateurs : « Attends, tu vas voir ! ». Le monde de la musique de film s’est un peu terni avec l’arrivée de l’ordinateur et de ses maquettes. Par exemple, en 1991, quand j’ai composé la musique du film True Identity de Charles Lane produit par Disney, il n’y avait toujours pas la possibilité de « maquetter ». Il y avait un orchestre de 80 personnes, on était sur le plateau de la MGM où Bernard Herrmann avait enregistré pour Hitchcock. Le film passait en grand, derrière l’orchestre qui regardait le chef qui regardait l’écran et j’étais dans la cabine. C’était très excitant ! Découvrir en direct que ça marchait ! La confiance entre le compositeur, le réalisateur et les producteurs était une nécessité. Même s’il n’y en avait pas, on était obligé de faire semblant et : « Hope for the best ». Le moment de la première écoute, le moment de l’enregistrement était le moment où l’argent était dépensé ! C’était un énorme risque à chaque fois. Si ça ne plaisait pas, il fallait repayer des séances, la salle, les techniciens, les copistes... Aujourd’hui, on sait presque exactement comment la partition va sonner. Les maquettes sont d’une qualité proche de l’enregistrement. Personne ne dépense un centime jusqu’à ce que tout le monde soit d’accord. C’est moins merveilleux, moins surprenant... beaucoup moins. 


Les musiciens, en laissant enregistrer des échantillons de leurs sons pour faire des disques, ont scié la branche sur laquelle ils étaient assis pour le prix de quelques séances. Les sons des échantillonneurs et des synthétiseurs sont de plus en plus acceptés parce que la mémoire des vraies sonorités disparaît de nos oreilles.

 

Et après Purchase ?
 

Je me suis payé une copie du film de Charles en 16mm et je suis parti à New York faire ma vie de contrebassiste. Par hasard, un soir, j’ai rencontré dans la rue un ami contrebassiste qui me dit qu’à Paris on recrutait pour un petit orchestre. J’ai écrit, j’ai passé le concours, j’ai eu le poste, j’ai déménagé en France, j’avais 22 ans. C’était l’Ensemble intercontemporain dirigé par Pierre Boulez. J’y suis resté 18 mois. Et j’avais toujours la copie du film de Charles avec moi. Puis, je suis reparti vivre à New York. Charles, que j’avais perdu de vue, est réapparu un jour et m’a demandé si je pouvais lui prêter ma copie du film. À la suite de cela, les deux ont disparu de ma vie pendant 13 ans !

 
En 1982, je suis revenu vivre à Paris avec Mathilde, qui est française, la mère de mes deux filles. Je suis rentré à l’Orchestre national de France puis je suis devenu professeur au Conservatoire de Lyon. Entre 1976 et 1988, je n’ai pas composé, je n’ai pas écrit une note de musique. Pendant 13 ans, j’ai fait de la contrebasse en orchestre, en musique de chambre, dans des formations de tango, avec des chanteurs, comme soliste, en baroque, en contemporain, plein de tournées, beaucoup de festivals. J’ai travaillé avec Leonard Bernstein, Lorin Maazel, Pierre 
Boulez, Maurice Gendron, Zubin Mehta, Yehudi Menuhin, Alexander Schneider, Giuseppe Sinopoli, Karlheinz Stockhausen, Sergiu Commissiona, Gidon Kremer, Luciano Berio, János Starker...

 

Au milieu des années 80, une amie danseuse de Purchase qui passait par Paris m’apprend par hasard que le film de Charles passe au Saint-André des Arts. Je ne la croyais pas. J’y cours, j’étais fasciné de voir que le film existait toujours. J’ai vu la dernière séance, tout seul dans la salle un après-midi. Très fier. C’est à la suite de cette séance que je me suis inscrit à la Sacem et que j’ai eu envie de recommencer la composition de musique de film. En 1989, Charles est réapparu : « Marc, je t’ai enfin trouvé, tu as un enfant. Moi aussi ! Je vais faire mon deuxième film ! » 13 ans plus tard... et il voulait travailler avec moi ! Il m’a appris aussi que notre premier film avait gagné l’Oscar du meilleur film étudiant en 1977, ce que je ne savais pas.


Quand Charles m’a appelé, je partais à New York en tournée avec le violoniste Gidon Kremer et ses amis de Lockenhaus. J’y ai rencontré Charles avec son producteur. Le film s’appelait Sidewalk Stories, c’était un film sur les sans-abris de New York. Charles était enthousiaste à l’idée de retravailler ensemble. C’était un film de 100 minutes, noir et blanc, muet, sans intertitres. En mars, ils ont su que le film était sélectionné à Cannes sans musique ! Le producteur a alors dit à Charles : « Ton ami, à Paris, ne pourra jamais faire la musique en cinq semaines, c’est impossible ». Et il a fait venir un musicien qui a fait une partition à la va-vite et au synthé. À Cannes, Chris Blackwell – celui qui a fondé Island Records et qui a fait connaître Bob Marley dans le monde – a acheté le film de Charles pour le distribuer. Il a dit à Charles : « Le film est super, la musique, c’est un massacre, il faut que tu la changes ! Avec qui veux-tu travailler ? : Herbie Hancock ? Choisis qui tu veux à Hollywood ». Et Charles a répondu : « Marc Marder ». Et Chris a dit : « Who the hell is Marc Marder ? » Charles m’appelle et me dit : « Chris Blackwell va t’appeler » et je lui dis : « Who the hell is Chris Blackwell ? » Je n’étais plus vraiment dans le coup. Charles m’a dit : « Parle de musique avec lui, de polytonalité, il adore ça, il est sur son yacht, il va t’appeler ». Quinze minutes plus tard, je reçois un appel de Chris Blackwell qui me demande d’office : « Qui est ton agent ? » Je réponds : « Je n’ai pas d’agent. » Il dit : « D’accord, on va s’occuper de tout ». Et je me suis fait avoir pas mal sur la partie business du projet ! C’est une grande partie de la vie d’un musicien ! Mais j’ai fait la musique en cinq semaines. On a travaillé à Paris, j’avais mon piano, j’avais une vidéo du film avec un timecode. Je ne connaissais pas les progrès qui avaient été faits dans la musique de film. J’ai calculé chaque scène en convertissant les secondes en images. Je m’étais engagé à jouer de la musique de chambre au Festival de Prades et j’ai dû partir. Je composais dans ma chambre d’hôtel aux thermes de Molitg-les-Bains. Ça sentait le soufre ! Ça a été une vraie panique pour composer les cent minutes de musique du film. Chaque jour, j’envoyais les partitions à Raymond Pierre, mon copiste. Il avait un regard de correcteur formidable. C’était un des derniers copistes à l’encre de Chine. Un beau métier qui a disparu ! J’ai fait comme j’ai pu, c’était un énorme projet. Cent minutes en synchro à raconter l’histoire comme pour un ballet. Charles m’a fait complètement confiance, même s’il m’avait perdu de vue pendant treize ans !


 
Comment as-tu procédé pour composer la musique de Sidewalk Stories, qui est un film muet ?

La musique est présente sur les cent minutes de Sidewalk Stories. J’ai inventé un thème pour chaque personnage. J’ai obtenu ainsi des leitmotivs que j’ai pu réinventer et tisser tout le long du film. Ensuite, j’ai repéré les scènes et défini un début et une fin. Puis, j’ai imaginé en fonction de la scène une forme musicale que l’action suggère. Il y a de tout dans Sidewalk Stories : des ritournelles, des formes AABA, des tangos, des valses, des mouvements lents, des arias d’opéra, des thèmes et variations et même des récitatifs. J’ai alors fixé un tempo métronomique par scène, c’est important pour tous les moments où je voulais un synchronisme parfait. J’ai alors traduit le temps d’image (24 images par seconde) en temps métronomique. Et j’ai créé une partition vide avec juste les temps et les endroits à synchroniser. À partir de là, j’ai composé dans ce cadre strict.
 

Donc tu es parti sur le rythme avant de partir sur la mélodie ? 

Oui et non. Je savais quelles mélodies j’allais essayer d’utiliser avant de déterminer le rythme. Il y a soixante-quinze morceaux dans ce film, donc soixante-quinze « scènes ». Dans le travelling du début, il y a un danseur de breakdance, c’était le début de la breakdance. Quand Charles a entendu la musique de « ballet » que j’avais composé pour cette scène, il m’a dit : « ce n’est pas du tout ce que j’avais imaginé. » Mais moi, je ne connaissais pas la breakdance, je trouvais que le danseur était très poétique, très sensible alors j’avais imaginé cette musique. Et Charles a été emballé, j’avais changé ses intentions de départ mais il a trouvé cela formidable. On a commencé l’enregistrement dans un petit studio, c’était dans le dernier bunker allemand dans le bois de Boulogne que Mylène Farmer avait fait transformé en studio. À Paris, personne ne savait que je composais. J’ai étonné mes amis musiciens en les appelant pour qu’ils viennent jouer pour moi. La deuxième séance, on l’a fait au Studio de la Grande Armée et la troisième au Studio Davout avec un orchestre de 30 personnes. On a mixé au Studio Guillaume Tell à Suresnes. Didier Lizé a enregistré et mixé. Il était formidable, d’une sérénité immuable et toujours très rassurant. Bernie Grundman, celui qui a masterisé les bandes pour l’album 33 tours et le CD du film à Los Angeles quelques semaines après l’enregistrement, était stupéfait par la qualité du son que Didier avait tiré de ses machines. En tout, j’ai mis cinq semaines pour composer et enregistrer, c’était une joyeuse panique que j’ai adorée. La musique influence radicalement notre regard sur un film, et encore plus sur un film muet. Non seulement, elle nous fait voir des choses qu’on n’aura pas remarquées – comme des objets pris dans le faisceau d’une lampe de poche –mais elle peut donner des tonalités totalement différentes, plonger une scène dans l’ironie, rendre une scène sérieuse ou comique. La musique est une chose très puissante, à manier avec beaucoup de précaution !!!

Cela t'a permis de composer pour d’autres genres de musique ?

Non, mais ça m’a donné envie d’essayer et à partir de 1991, j’ai composé les musiques pour le théâtre, pour Jean-Claude Fall, Marcel Bozonnet, Julie Brochen, Adel Hakim, Marie-Paule André et j’ai commencé à faire des morceaux de musique de chambre pour des amis. Et puis, au Louvre, Paul Salmona, Christian Bellaygue et Philippe-Alain Michaud ont organisé les ciné-concerts. J’y ai participé souvent comme compositeur ou comme compositeur-interprète : Une fille dans chaque port de Howard Hawks avec Louise Brooks ou L’Atlantide de Jacques Feyder ou des Keaton et puis pour des films expérimentaux aussi.


Tu as fait combien de films avec Charles Lane ?

J’ai travaillé avec Charles sur trois de ses films : son film de fin d’études A Place in TimeSidewalk Stories et True Identity, une comédie produite par Disney Touchstone. Pour ce film, Charles m’a soutenu comme compositeur auprès du studio et en échange il a dû renoncer à son premier choix de chef opérateur. J’ai dû passer deux mois à Hollywood, ça a été très intéressant. J’ai appris plein de choses sur les rouages de l’industrie. J’en suis sorti - quelques épisodes cauchemardesques entre temps - indemne et avec mon nom au générique du film !

Et ta relation avec Charles, après le film chez Disney ?

Toujours excellente. On se parle tout le temps et on se voit quand on peut. On vient de faire des interviews en bonus pour le DVD de Sidewalk Stories qui est ressorti remasterisé l’année dernière, après 25 ans ! Quel honneur de vivre un tel événement. Ce film « a des jambes » comme dit Charles tout comme notre amitié vieille de 43 ans ! Il prépare un film en ce moment qu’il va tourner dans les prochains mois. Donc on va bientôt retravailler ensemble.

C’est à peu près à la période de Sidewalk Stories que tu as rencontré Rithy Panh.
 

Un peu avant. Après avoir revu le court métrage de Charles à Paris, j’ai réalisé que le fait de ne pas composer la musique de film me manquait beaucoup. J’avais gardé un souvenir si fort du premier film de Charles, de notre collaboration et de la satisfaction créative qui n’est pas du tout la même que celle de l’interprète. Une musique de film, une fois terminée, n’est plus modifiable. Un interprète sait qu’il peut faire mieux de concert en concert avec le même morceau.

  
Cela faisait treize ans que je n’avais pas composé. J’avais rencontré l’année précédente, par l’intermédiaire d’un ami, le compositeur Bruno Coulais. On est devenus amis et j’ai joué de la contrebasse pour ses enregistrements et il m’a donné de la musique à composer pour quelques courts métrages. C’était vraiment sympa. Son frère Laurent m’a appris comment manipuler mes premiers synthés. En même temps, un ami de Mathilde de La Bardonnie, ma compagne qui était alors journaliste au Monde lui a signalé un jeune réalisateur de l’IDHEC, qui était très talentueux... C’était Rithy Panh. C’est Mathilde qui a fait la première interview de Rithy en France pour Le Monde en 1985. Il est venu dîner à la maison, j’ai joué un morceau à la contrebasse, en fait, le même morceau que Charles avait écouté à Purchase ! Et Rithy m’a demandé si je ne voulais pas faire la musique pour son film de fin d’études ! Cela fait 30 ans que nous nous connaissons et que nous travaillons ensemble. On prépare le vingtième film. On commence à se connaître assez bien...

 


Comment travailles-tu avec Rithy Panh ?


Comme avec Charles et quelques autres réalisateurs avec qui j’ai le privilège de travailler depuis des années, c’est vraiment une relation basée sur la confiance. C’est l’essentiel. La musique est le seul élément dans un film où le réalisateur n’a pas un contrôle total et qui a un énorme impact émotionnel sur l’image. La confiance entre le compositeur et le réalisateur est nécessaire pour que le projet soit mené à bien. Et bien sûr, comme dans toutes les collaborations de longue haleine, il y a une évolution dans la façon de travailler ensemble.


Pour Rithy, j’ai envie de raconter cette anecdote qui est assez représentative de notre façon de travailler : je suis allé au Cambodge à la fin du tournage des Gens de la rizière en 1992 ou 1993. Pour sentir et regarder. Plusieurs mois après, alors que l’équipe était en montage, j’ai appelé Rithy pour demander une copie du film pour commencer mes esquisses. Il m’a dit : « Tu as vu le pays. Tu l’as senti. Tu fais ton film, je fais le mien ». J’ai finalement eu des images pour travailler mais notre relation est basée sur cette indépendance de la musique et de l’image. L’une élargit l’autre. Pour certains de ses films, je fais une musique complètement indépendante de l’image et c’est lui qui ajuste.

 


Il y a une certaine abstraction dans ta collaboration avec Rithy Panh ?


Pas d’abstraction mais maintenant on arrive à travailler ensemble sans trop de discussions. On se comprend assez bien.

 


Peux-tu nous parler de la musique dans les films de Rithy Panh ?


Avec Rithy, chaque nouveau projet est un défi. On travaille depuis des années ensemble et on respecte beaucoup le travail de l’un et de l’autre, mais cela pose toujours des questions au départ. C’est un recommencement à chaque fois. En fait, ce n’est pas qu’avec Rithy. De façon générale, à chaque nouveau projet, je me sens pris au dépourvu, face à un gouffre, sans savoir sur quel pied danser. Un peu comme dans un cauchemar où je sais que je dois agir mais sans savoir comment. Dans certains films de Rithy, la musique est parfois à la limite du « lisible ». Cela peut être frustrant pour un musicien mais la musique est là. C’est un vrai choix de la part de Rithy, la musique vient de nulle part et disparaît. Le mixage à la limite de l’audible ne m’a jamais dérangé. C’est Charles Lane qui m’avait expliqué ce principe de base : il vaut mieux que le spectateur soit obligé de tendre l’oreille pour écouter que d’être obligé de se les boucher à cause d’une musique trop forte. Cela amène un autre niveau de concentration. Les derniers films de Rithy sont à l’opposé : la musique est omniprésente, il n’y a presque pas de bruitage, pas de voix, ce sont des films muets.

 

Site 2 (1989) marque ta première collaboration avec Rithy Panh ?


J’ai fait la musique du film de fin d’études de Rithy. Évidemment, je n’avais pas de budget. Slim Pezin, un ami et un grand musicien m’avait prêté son studio et avait demandé à son ingénieur de participer à l’enregistrement. C’est là que j’ai fait les premiers « re-re » dans un studio de qualité avec la contrebasse. À la suite de cela, Rithy m’a proposé de travailler sur Site 2, son premier documentaire produit par JBA PRODUCTION. On est retourné au même studio mais cette fois avec un petit budget qu’on a pu partager à trois.
 


Peux-tu expliquer ce qu’est le « re-re » ?


C’est du franglais. « Re-re », c’est « re-recording », un terme anglais mais qui n’existe pas en anglais ! En anglais, on dit « overdub ». C’est une technique, on enregistre une piste et on revient sur la même musique en enregistrant une autre piste dessus. On peut le faire à l’infini depuis que le digital existe et qu’il n’y a plus de perte dans le son comme il y avait au temps des bandes magnétiques. C’est une méthode très utilisée dans la variété. Par exemple, le bassiste joue sa musique sans les autres musiques qui s’ajoutent les unes à la suite des autres, au fur et à mesure. J’aime beaucoup créer des textures ainsi avec beaucoup de pistes de contrebasses ou d’autres instruments. Je le fais souvent pour les films de Rithy. Ça me permet de créer une musique qui vient d'on ne sait où. Des ambiances étranges et lointaines qu’on crée et mixe sans contrainte du temps en studio. Je n’utilise pas cette méthode pour chaque projet. J’écris aussi pour ensemble ou orchestre où tout le monde joue en même temps. Ça dépend vraiment du projet et de ses paramètres.

 


C’est vraiment ta marque de fabrique avec Rithy Panh ?


Rithy aimait beaucoup le son de la contrebasse et moi cela me fascinait de travailler avec ce système de répétitions, re-recording. Le son de la contrebasse est présent dans la plupart de nos films mais on a aussi enregistré avec d’autres formations.

 


Sur Site 2, comment as-tu travaillé, avec qui ?


J’ai travaillé de façon assez classique, je suis allé au montage, j’écoutais, je repartais, je composais. J’avais aussi une VHS à la maison. Andrée Davanture était la monteuse et elle avait aussi des demandes concernant la musique. Et puis, j’ai enregistré sans que personne n’ait rien entendu. Rithy était présent à la séance. Et on a ramené la bande au montage pour la placer sur l’image.


 
Quel est le minutage de la musique dans le film ?


Environ vingt minutes et presque tous les enregistrements sont restés dans le film.

 


Tu as étudié la musique cambodgienne ?


À partir du moment où j’ai travaillé avec Rithy, j’ai beaucoup écouté ce qui venait du Cambodge : de la musique classique pinpeat, de la musique contemporaine et de la musique populaire. Je n’ai jamais essayé de recréer de la musique cambodgienne. Il y a bien sûr des influences. Avec Rithy, nous ne voulions surtout pas que ce soit de la musique ethnologique, qui aurait fait ressembler les films à des films de voyage. La musique a toujours été pour nous une présence, une histoire en parallèle qui ajoute une autre dimension au film. La musique dans les films de Rithy est un endroit du film.

Pour La Terre des âmes errantes, j’ai beaucoup écouté le montage son et j’ai fait en sorte que la musique « marche 
» avec. Par exemple, au début du film, il y a le bruit des machines et j’ai fait en sorte que la musique soit dans le rythme du bruit. Et il y a aussi les chansons. Quand la femme chante, par exemple, je l’ai « rhabillée » avec mes instruments autour pour que cela devienne partie intégrante de la bande son. Avec Rithy, la musique est comme tissée dans le son. Mais j’ai composé aussi des chansons pour les films de Rithy. Par exemple, pour Un soir après la guerre, Rithy m’a donné une suite de syllabes : deux syllabes, quatre syllabes, quatre syllabes. D’abord le refrain, puis le couplet, et j’ai écrit des chansons pop comme cela.

 


Tu es donc allé au Cambodge avec Rithy Panh ?


Je suis allé deux fois au Cambodge avec Rithy. Une fois en 1992 et il y a trois ou quatre ans. La première fois, je suis allé sur le tournage des Gens de la rizière. Le premier soir de mon arrivée, ils tournaient la scène du cauchemar prémonitoire du père. On avait des gardes du corps avec des mitraillettes. La rizière était en flammes. Cela me rappelait des reportages vus à la télé pendant mon enfance et la guerre de Vietnam. Je suis resté dans un hôtel qui était situé dans l’ancien sénat. Il y avait des journalistes et le chef des casques bleus donnait chaque jour une conférence de presse. Le QG des Khmers Rouges et leur camp étaient de l’autre côté de la rue. Ils étaient toujours très présents et contrôlaient encore une partie du pays, là où se trouvaient les mines de pierres précieuses. Les démineurs français venaient d’arriver. Les rues étaient calmes, il n’y avait aucun feu rouge, très peu de voitures, pas de loi ni règlement. La ville de Phnom Penh avait été vidée et la vie n’avait pas du tout repris.


J’ai enregistré plein de sons : des oiseaux, des mobylettes... Dans la forêt, à Angkor Vat, j’ai enregistré les joueurs de flûte et trô itinérants. Rithy m’a présenté un ethnomusicologue australien, Bill Lobban qui avait une maison avec beaucoup de petits animaux de la forêt en cage chez lui. Il apprenait aux jeunes cambodgiens les techniques pour enregistrer les musiciens dans la campagne. C’était un défi désespéré pour sauver ce qui restait de la musique populaire après le génocide. Je me rappelle de l’histoire de cette vieille femme qui connaissait six cent chansons et qui est morte sur une mine la veille du jour où elle devait être enregistrée. Le pays était traumatisé, tout avait été détruit, il n’y avait plus aucun instrument de musique, 95% des artistes avaient été éliminés par les Khmers Rouges. Le deuxième voyage au Cambodge, c’était il y a quelques années, vingt ans après le premier. Beaucoup de voitures, de salons de massages, de touristes, de chantiers, d’hôtels et restaurants, le vide d’avant avait été très vite rempli !

 


Sur les films de Rithy Panh, tu as travaillé avec l’ingénieur du son Gérard Chiron ?


Je connais Gérard depuis 1978 car j’ai participé aux enregistrements de Lucien Rosengart, compositeur pour le théâtre. En 1991, j’ai demandé qu’il enregistre ma première musique de scène. Et pour mes deux premières fictions avec Rithy : Les Gens de la rizière et Un soir après la guerre, je lui ai demandé de travailler ensemble. Avec Gérard, on pouvait vraiment prendre le temps qu’il fallait pour enregistrer et mixer. Il y avait une joie dans le travail. J’ai tellement appris en le regardant mixer mes « re-re » de contrebasses que j’ai osé, par la suite, faire moi-même mes enregistrements.

Depuis le film Duch, le maître des forges de l’enfer, je compose la musique sans travailler avec l’image. Rithy m’a dit : « Écoute, le film c’est une interview, il n’y a que deux plans, tu sais comme je filme, tu n’as pas besoin de voir le montage. » Je lui ai donné de la musique au fur et à mesure pendant le montage. Et au final, il y a une heure de musique dans le film ! Sur L'Image manquante, j’ai reçu des bouts de séquences, des extraits de cinq minutes, de dix minutes qu’il m’envoyait par le net. Je lui ai renvoyé des morceaux avec ou sans images. Et pour le nouveau film, c’est pareil, je reçois des clips de cinq minutes, dix minutes, vingt minutes..., et cela fait un effet « boule de neige ».


Avec Rithy, on se parle peu du travail. Sur L’Image Manquante, je n’ai entendu la voix off qu’une fois le film terminé, en projection. J’ai fabriqué presque tout chez moi dans mon home studio. Si je l’avais fait en studio, il aurait fallu en bloquer un pendant six mois.

 


Et au final, il y a une unité sur L'Image manquante.


Oui, ça marche, c’est formidable. J’ai reçu même un mail d’un sound designer de Los Angeles qui voulait me rencontrer car il était fasciné par la complexité de la bande son. Il a travaillé sur des projets comme Game of Thrones ou Independance Day et cela m’a fait plaisir d’entendre ses analyses. D’après lui, c’est la bande son qui fait marcher les figurines... Pour L’Image manquante, j’ai enregistré plein de choses différentes : des flûtes, des percussions, des chansons Khmers Rouges que j’ai distordues. Rithy a fait un mix de mes musiques, il les a superposées. Moi, je n’aurais pas osé en tant que musicien.
 
Dans La France est notre patrie, tous les sons sont de moi à part quelques bruitages. Les oiseaux sont joués par des contrebasses, les saxophones jouent les cornes des bateaux. Tout ou presque est musicalisé dans le film. Rithy m’appelait souvent en me disant : « J’ai besoin de tel ou tel son. » Je les ai fabriqués comme j’ai pu.

 


D’après Rose-Marie Godier, le lieu du film chez Rithy Panh, c’est la musique, qu’en penses-tu ?


Nous avons travaillé sur dix-neuf films ensemble, bientôt un vingtième, la musique finit par être un fil conducteur. C’est très beau ce que dit Rose-Marie et si j’ai vraiment pu créer un « endroit » musical où on se retrouve à chaque film, j’en suis fier. C’est une expérience incroyable et j’ai de la chance de participer à une telle aventure. Je n’aurais jamais imaginé que je travaillerais pendant trente ans à retracer la mémoire d’un pays.

 

Comment as-tu été amené à travailler sur Le Dernier refuge (Anne-Laure Porée et Guillaume Suon, 2013) ?


C’est Rithy qui m’a présenté à Guillaume Suon et Anne-Laure Porée. Ils montaient au Cambodge, c’est un travail à distance, on s’est parlé par Skype. À partir du premier montage, nous avons eu beaucoup d’échanges, j’ai proposé des musiques, Guillaume et Anne Laure m‘en proposaient d’autres. Ils savaient exactement ce qu’ils voulaient. Ce qui était étrange, c’est que je connaissais leurs images mais eux, non. Depuis quelques années cette façon de travailler est devenue assez courante. Humainement, c’est étrange parce qu’on travaille sur un film sans avoir rencontré le réalisateur. Internet le permet. Je ne sais pas trop quoi en penser. J’ai travaillé de cette façon à plusieurs reprises. D’une certaine façon, la collaboration au film est assez irréelle même après sa sortie. On se sent moins concerné par le parcours du film. Personnellement, j’essaie de rencontrer le maximum de gens avec qui je travaille. Le contact reste essentiel pour moi.

 

Mais pour Le Dernier refuge, c’est un dialogue que j’ai entrepris avec l’image, enfin avec le film, pas avec le réalisateur. Guillaume a mis très vite des sous-titres. Sur S 21 de Rithy Panh, j’ai reçu le film sans sous-titres et je me suis dit : « tiens, c’est un film plus léger que les autres. » J’ai reçu les dialogues une semaine plus tard et j’ai été malade au lit pendant une semaine ! Les films de Rithy, je les ai tous vus - à part les trois derniers - en salle de montage avec Rithy qui me chuchotait la traduction à l’oreille. J’ai entendu la traduction une seule fois. Guillaume et Anne-Laure voulaient utiliser une chanson de la tribu Bonang et je l’ai arrangée à ma façon comme j’avais fait souvent pour Rithy. J’ai « habillé » une chanson a cappella. Dans ce film, j’ai tenté d’exprimer par ma musique ma tristesse face aux choses terribles qui sont arrivées à ce peuple. Dépossédé de leurs terres ancestrales par une multinationale française avide d’argent ! Sans aucun recours au dialogue, un désespoir total et une nostalgie pour ce qui a existé. J’ai juste essayé d’accompagner le spectateur sur le chemin de la découverte de la déchéance de ce monde.

 

Et sur Cette lumière n’est pas celle du soleil, de Bernard Favre (2014) ?


Avec Bernard, nous nous sommes rencontrés dans un séminaire sur la musique de film au Moulin d’Andé, géré par Alain Garel et nous sommes devenus amis. J’ai travaillé sur ses films de fiction d’abord puis plusieurs documentaires sur des sujets aussi divers qu’Edgar Faure ou l’eugénisme. Son projet le plus récent et sur lequel il travaille depuis quelques années est la collecte d’interviews d’anciens résistants combattants dans les Alpes. Il a fait toute une série de films courts autour de ce thème. Je suis inspiré par le sujet, mon père a débarqué en France le 6 juin 1944, je connais bien l’histoire de la Deuxième Guerre mondiale, je suis très ému par ces histoires. Bernard arrive avec des images d’archives, la musique vient ponctuer, vient faire respirer. Techniquement,  j’ai  mélangé  les vrais instruments avec des échantillons. C’est discret. La musique donne une respiration, une chaleur, c’est un signal, on ne lui demande pas plus. Bernard m’envoie le film et je travaille en studio. Bernard me dit que souvent dans les projections, les spectateurs remarquent la musique, lui en parlent. Elle résonne en eux. Avec Bernard, c’est vraiment une histoire de confiance et d’amitié, sur le long terme.

 


Que penses-tu des « banques de sons » qui offrent de la musique toute faite pour les films ?


Une musique originale de film, qu’elle soit bonne ou mauvaise, sera toujours plus juste qu’un ready-made parce qu’un compositeur a conçu cette musique sur mesure pour ces images-là.
 


Tu as reçu le prix France Musique - Sacem de la musique de film en 2014, tu as reçu une commande de Radio France, commande interprétée par l’Orchestre philharmonique de Radio France en 2015. Prends-tu autant de plaisir à composer la musique de concert que pour la musique de film ?


Ce n’est pas du tout la même démarche. J’ai l’habitude de la musique de film. Chaque fois que je commence un morceau pour un concert, je cherche quelque chose de solide sur lequel m’appuyer : une histoire, un fil... Mais en travaillant, ce besoin disparaît au fur et à mesure et la joie de manipuler des éléments purement musicaux apparaît.
 

Propos recueillis par Anne Morien

bottom of page