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Rencontre avec le compositeur

Mathias DUPLESSY

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Florencia Di Concilio

© T. de Puyfontaine

 

« Le documentaire me relie au monde »

Musicien autodidacte et multi-instrumentiste, Mathias Duplessy compose pour le documentaire depuis plus de 25 ans, notamment auprès de Daniel Serre, de Cécile Allegra ou de Jean-Paul Mari. En partenariat avec la Sacem, rencontre avec le récent lauréat du Prix de l’Union des Compositeurs de Musiques de films pour le documentaire On nous appelait Beurettes de Bouchera Azzouz.

Au-delà de votre carrière internationale sur scène, de vos albums ou de vos compositions pour la guitare classique, vous composez beaucoup pour l’image, qu’il s’agisse de fiction, de dessin animé, de publicité ou de documentaire. Aux origines de ce parcours musical éclectique, peut-on parler d’une vocation précoce ?

C’est toujours compliqué de savoir d’où provient cette sensibilité pour la musique. Cela peut venir de l’enfance, de vies antérieures… Je ne sais pas. Enfant, j’étais dans ma bulle. J’avais des velléités pour la poésie, pas nécessairement au sens de signifiant et signifié, mais plutôt au sens du sensible, d’un ressenti subtil des choses. La musique, ce sont des vibrations d’air que nous interprétons. C’est une forme pure de poésie. Vers l’âge de 6 ans, j’ai demandé une petite guitare à mon père. Il m’a encouragé à commencer mon apprentissage par la musique classique, mais ça n’a pas accroché du tout avec la professeure qui venait à la maison. J’ai commencé à composer de mon côté, juste avec les cordes à vide, parfois avec les touches noires du piano déglingué de mes parents. J’ai toujours aimé m’amuser avec les sons. Ces premières compositions sonnaient parfois « médiéval », parfois « cow-boy », très « musique de film » déjà…

Je dois beaucoup à mon oncle, le frère de ma mère, qui est un grand mélomane et collectionneur de vinyles, qui m’a fait découvrir de nombreuses musiques. Cette sensation d’un monde nouveau qui s’ouvre à toi, dans lequel tu plonges sans repères… C’est une sensation géniale, cette première fois, quand tu as des difficultés à appréhender la grandeur devant toi, toute cette recherche, cette profusion de savoirs et d’imaginaires, tu es un peu perdu mais tu sens que c’est un monde fabuleux. Plus tu écoutes, plus tu t’appropries la musique et commences à l’apprivoiser. Cette phase de découverte est extraordinaire, mais elle est rare. La dernière fois que j’ai ressenti ça, c’était il y a quatre ou cinq ans, avec l’ouverture de Tristan et Iseult de Richard Wagner. J’ai mis le casque et éteint les lumières. Je suis vraiment parti comme un petit personnage qui incarne les notes, glisse sur une vague qui évolue et qui se perd dans tous les paysages sonores. J’aurais bien aimé rencontrer – jusqu’à aujourd’hui sans doute – une sorte de gourou musical que j’aurais pu admirer. J’ai eu un professeur de dessin qui m’a beaucoup marqué, mais aucun parmi mes professeurs de musique. J’ai beaucoup plus appris en vivant les choses.

Cette manière de « vivre la musique » semble se retrouver dans votre cheminement : de nombreux voyages aux quatre coins du monde, jalonnés par la découverte permanente de sonorités et de cultures musicales nouvelles que vous aimez détourner et réinventer… Cette quête d’une « musique vivante » correspond-elle aussi à une certaine philosophie de vie ?

 

La musique c’est quelque chose de sacré. Ça peut être une expérience spirituelle, physique, métaphysique, cosmique… Il faut se mettre dans un état d’émerveillement. Cette capacité d’écoute, dans la musique, est essentielle. Quand tu composes beaucoup, il est de plus en plus rare de trouver à chaque fois le petit truc relié à ton enfance, à ce moment d’émerveillement. Il y a toujours du plaisir, celui de la quête, mais ce moment où tu sautes de joie dans ton studio parce que ce que tu entends correspond parfaitement à ce que tu ressens de la vie, c’est fort, universel. Il faut qu’il y ait toujours une part de moi à l’intérieur de la musique. Je suis un peu militant, quand je fais quelque chose, il faut qu’il y ait une âme. C’est le compositeur Charles Ives qui distribue les partitions à l’orchestre et qui leur dit « là vous avez tout sauf la musique ». La musique c’est ce que tu veux faire de ces notes. Il faut les faire vibrer, qu’on les ressente. Ce n’est pas qu’une question de complexité musicale.

Il faut vivre de nouvelles choses, des choses qui nous désembourgeoisent, qui nous dégrippent, il faut oser l’imprudence. S’ils ne se mettent pas en danger, les artistes deviennent vite ringards. L’embourgeoisement ne va souvent pas de pair avec une sensibilité artistique à fleur de peau. L’important c’est d’avancer, et aussi de sortir du « j’aime / j’aime pas ». Cela m’énerve profondément. C’est ce que je dis à mon fils, adolescent : « avant de me dire si tu aimes ou pas, écoute, apprends à écouter, essaie de comprendre, de te laisser aller ». Cette société de l’immédiateté propose du superficiel à outrance. On est dans l’émotion immédiate, je m’indigne ou je valide, on ne choisit pas la profondeur.

Vous composez beaucoup pour le dessin animé (Mouk, Le Loup, Émilie…) : est-ce justement une manière de cultiver cette capacité d’émerveillement liée à l’enfance ?

J’adore ça, je fais tout à l’ancienne. Les génériques de dessins animés, tu les trimballes toute ta vie ! C’est une sacrée responsabilité de proposer de jolies musiques aux enfants. C’est une éducation à la musique, aux instruments, qui n’est pas nettoyée par l’ordinateur. Je fais toujours attention de jouer un petit peu faux, de faire vivre les instruments, que ça déborde, que tout ça soit vivant et humain. Pour moi cela fait partie d’un processus de « ré-humanisation » de la planète à ma petite échelle !

Ce désir de faire vivre les instruments est-il aussi ce qui vous guide lorsque vous composez pour le documentaire ou voyez-vous des limites, des différences ou des contraintes liées aux frontières entre les genres ?

Je ne vois pas de frontières entre les genres, il faut surtout avoir la bonne idée. Je travaille actuellement sur un documentaire consacré à Pierre Cardin, je m’éclate totalement avec toutes ces musiques des années 60-70… Je fais des choses psychédéliques, j’essaie beaucoup de voix, je m’inspire de Jimi Hendrix ou de Michel Legrand ; un grand orchestre avec des vibraphones, le piano, les cuivres, les chœurs… J’adore une grande partie de ce qu’a fait Michel Legrand. Quel que soit le genre, il faut trois choses : d’abord, trouver un réalisateur avec lequel je m’entends bien, ensuite qu’il soit un bon réalisateur, et enfin un bon projet de film. Ce n’est pas toujours le cas.

Vous êtes cinéphile et réalisez vous-même vos clips. La composition de musique à l’image était-elle une évidence pour vous ? Dans quelle mesure cela impacte-t-il le regard que vous portez sur les images, notamment documentaires ?

C’était évident, oui. J’ai toujours fait des musiques très imagées. Vers l’âge de 18-19 ans, j’ai acheté une caméra Beaulieu 16mm pour l’anniversaire de ma copine. Elle voulait faire des courts métrages. On a travaillé ensemble, j’ai composé la musique. Ce premier film a été diffusé sur Canal Plus. J’ai dû composer la musique d’une vingtaine de courts métrages à l’époque avec des copains réalisateurs. Peu de longs métrages en France, je n’ai pas pris le bon ascenseur. En Inde, à l’inverse, je suis très connu pour les longs métrages de fiction. En fiction, il m’arrive rarement d’être emporté par le souffle du film. Il y a souvent des tunnels, des dynamiques qui fonctionnent bien sur vingt minutes puis qui retombent, un acteur qui joue mal, une mise en scène plate… Les trois-quarts des longs métrages qui sortent sont pour moi des impostures totales. C’est terrible de dépenser autant d’argent pour faire croire aux gens que tu as fait un truc super alors que ce n’est pas bon, qu’il s’agisse du scénario, du casting, des scènes qui n’ont pas su être filmées. Mon rêve ultime serait de faire un film qui nous absorbe du début à la fin.

J’ai moins d’exigences avec le documentaire. Je ne me sens pas l’âme d’un journaliste, ni de quelqu’un capable de traiter un sujet de société avec une méthode précise. Je n’ai pas cet esprit, je ne peux pas le juger. Évidemment on peut toujours critiquer les grosses ficelles, comme une séquence avec un faux suspense qui dure trop longtemps pour faire tenir en haleine le spectateur ou quand des réalisateurs veulent parfois jouer un peu trop sur la corde sensible, exagérer ou démultiplier une émotion avec la musique là où ce n’est pas nécessaire. Je trouve que c’est de la triche.

Évidemment, dans le lot des musiques de fiction ou de documentaire que j’ai pu faire, certaines sont destinées à être des musiques de fond, à peine perceptibles derrière les dialogues ou utilisées pour des transitions d’une vingtaine de secondes. Ça fait partie du langage du cinéma d’avoir ces éléments en soutien d’une narration. Ce que je ne supporte pas, ce sont les réalisateurs qui désirent des musiques neutres. Dans ces cas-là, il ne faut pas mettre de musique du tout ! La musique n’est jamais neutre. Je comprends pourquoi un réalisateur peut dire ça, mais pour un musicien c’est difficile de l’entendre. Au secours ! Cette manière d’utiliser la musique s’est démultipliée depuis les années 1990. Des musiques texturales, mélangées au sound-design, sans un vrai thème ou une mélodie, qui viennent habiter un vide, mettre une tension. Ca peut très bien fonctionner, mais pour un musicien ce n’est pas très ambitieux.

Estimez-vous, afin d’atteindre cette ambition musicale, que le documentaire exige du compositeur une liberté totale dans son approche créative ? Plus globalement, comment concevez-vous la place et le rôle du compositeur avec le réalisateur ou la réalisatrice d’un documentaire ?

Je m’étonne toujours de cette liberté qu’on me donne. Je suis très chanceux de pouvoir déployer mon style en documentaire, tout en servant bien sûr la cause du film et son message. Je remercie les producteurs et les réalisateurs qui me font confiance parce que je sais que je fais une musique particulière qui dénote aujourd’hui. Cela veut dire qu’il y a toujours de la place pour des propositions artistiques fortes. Je considère que ça fait partie du métier du musicien de savoir ce qu’il faut pour le film. Le compositeur n’est pas ou ne doit pas être un simple prestataire. L’approche du réalisateur compte naturellement. Les réalisateurs ou les réalisatrices avec lesquelles je travaille en documentaire portent un combat, une envie de dénoncer, un désir de partager quelque chose qui les a choqués ou qui leur tient à cœur. Ce sont souvent des gens blessés qui se soignent par le film. Je le ressens profondément. Dans ce cas, je suis comme un soldat engagé dans son armée. Je dois jouer mon rôle du mieux possible, être avec lui pour faire passer son message.

Déployez-vous une méthode particulière dans votre approche de la composition musicale en documentaire ?

Quand je compose pour le documentaire, je m’embarque entièrement dans ce que je pense être bien. Puis je fais ma propre autocritique : je me mets à la place du spectateur ou de la chaîne. Est-ce que ma musique, toujours un peu en décalage avec les modes et les tendances, convient vraiment pour ce film ? Il m’est arrivé, autant en documentaire qu’en dessin animé, que le diffuseur mette son veto. Les diffuseurs ont de manière générale de plus en plus leur voix au chapitre. Ils ont une ligne éditoriale à maintenir, ils ne connaissent rien à l’orchestration mais croient savoir ce que leurs publics veulent écouter. On est alors dans une logique d’efficacité, de produit, plus du tout dans le culturel.

En général, les réalisateurs me donnent les séquences et me laissent libre du choix des instruments. Ils me font confiance, ils me disent « sois génial et tais-toi ! » Avant de penser mélodie ou harmonie, il faut savoir quelle est la famille d’esthétique musicale vers laquelle je pourrais amener le film : quelque chose de symphonique, de minimaliste, un grand thème, plutôt musique du monde ou pop-rock ? Dans quelle cour vais-je jouer ? Si le réalisateur veut quelque chose de très simple, d’épuré, je peux composer avec très peu d’instruments, trouver un beau son qui sort du lot. Si à l’inverse il veut un thème qu’il puisse décliner aussi bien en symphonique qu’en piano pour retracer toute la vie d’un personnage, je vais écrire un grand thème, équilibré au sens académique du terme, avec toute la rigueur de la structure, de l’harmonie puis de l’orchestration.

Arrêtons-nous justement sur l’un des grands thèmes que vous avez composé pour le film de Cécile Allegra et Mario Amura, Italie et Mafia : un pacte sanglant (2016). On ressent dans cette écriture musicale toute l’influence du cinéma des années 60-70 et des grands compositeurs comme Vladimir Cosma ou Ennio Morricone… Est-ce un héritage que vous revendiquez ?

Extrait – Italie et Mafia : un pacte sanglant

de Cécile Allegra et Mario Amura

© Memento Productions, 2016

C’est l’une de mes musiques de films préférées, au-delà du fait que ce film est passionnant. Il fallait effectivement s’inspirer des films noirs, des films sur la mafia, sans toutefois pasticher Nino Rota… J’ai fait mon truc à moi. J’adore orchestrer un thème, j’essaie de faire tout moi-même, même si parfois je peux faire appel à d’autres musiciens. J’aime me débrouiller dans mon studio, jouer du violoncelle comme je joue du morin khuur, un instrument mongol. Ca donne forcément des choses particulières. Pour ce film, je suis parti de ces visages, de ces regards, de cette ambiance qui me rappelle Ennio Morricone. J’ai pris le cymbalum et la mandoline, essayé le maximum de cordes pour créer cette tension qui monte, qui monte, jusqu’à ces cloches. Je me suis énormément amusé.

Extrait – Italie et Mafia : un pacte sanglant

de Cécile Allegra et Mario Amura

© Memento Productions, 2016

Je fais des musiques très mélodieuses, « à l’ancienne », dans la lignée de la musique des films des années 70. Parfois, quand je n’ai pas de consignes particulières sur un film, je vais puiser dans cette esthétique de la musique qui m’a beaucoup influencé. C’est aussi ce qui fait mon style, parfois peu justifiable selon les époques traitées dans les films, mais c’est comme ça. Je revendique clairement l’héritage de ces compositeurs, je trouve même qu’à leur époque, la composition, l’orchestration, la progression harmonique, le développement des mélodies étaient bien plus exigeants, plus riches. Le minimalisme, c’est très beau, j’aime beaucoup certains compositeurs comme Max Richter qui proposent ce genre de musique dans les films. Il m’arrive aussi d’en composer de temps en temps. Mais plus généralement l’exigence n’est plus la même aujourd’hui : il suffit d’écouter les musiques créées pour les séries pour s’en rendre compte. Au-delà de la culture musicale, c’est aussi le signe d’un déclin de la culture générale.

The Good, the Bad, the Ugly

Mathias Duplessy and The Violins of the World

Album Brothers of String, 2020

Compositeur voyageur, vous avez travaillé sur de nombreux documentaires d’ethnologie et de découverte. Dans quelle mesure votre appétence pour l’exploration et le renouvellement des sonorités traditionnelles vous inspire-t-elle sur ce type de film, à l’instar d’Amyu, l’armée des hommes-guêpes (2010), une plongée au cœur de la forêt amazonienne avec les Indiens Kayapo ?

Pour ce film, le réalisateur m’avait donné carte blanche. J’ai sorti tous mes instruments d’Amérique latine. Je mets toujours beaucoup de flûtes, j’adore les utiliser, surtout en dessin animé – et pourtant je ne suis pas un bon flûtiste ! J’ai aussi utilisé un berimbau, cet instrument brésilien en forme d’arc avec une corde et une calebasse, qui est un instrument très primitif. Des percussions, une petite guitare d’Amérique du Sud avec une double corde, quelques nappes de violon de temps en temps. J’ai superposé différents enregistrements de ma voix. J’utilise des techniques de mix appuyé, un mélange de la voix de tête et de la voix de coffre, ce qui donne un effet très tribal. Je fais beaucoup d’essais en cherchant les bons mots – souvent j’invente des sortes de dialectes, des fausses langues. J’ai beaucoup fait ça lors de mes voyages en Inde et en Afrique. C’est l’émotion qui compte !

Ce travail sur la voix, qui est l’une des spécificités de vos compositions musicales, est assez rare en documentaire. On la retrouve notamment dans Démographie, un documentaire consacré aux enjeux de la croissance démographique qui se déroule essentiellement en Inde, un pays que vous connaissez bien. Comment avez-vous envisagé ce chant diphonique et plus globalement que peut apporter ce travail sur la voix en documentaire ?

Extrait – Démographie de Daniel Serre

© Flair Production, 2017

C’est la première fois que, dans un film, j’utilisais la voix avec la technique indienne du gamak pour la transformer en chant diphonique. C’est un son dur, tortueux, qui provient d’une technique mongole et s’entremêle assez bien avec la musique indienne, plus calme. Ici, je suis parti sur une couleur de voix indienne. Dès que les effets de la pollution sont visibles à l’image, je bascule en chant diphonique comme si on avait jeté un sort à la voix, qu’on la torture et qu’on en fait quelque chose de dérangeant.

La voix est l’instrument le plus extraordinaire, en termes de changement de timbre, de couleur, d’évocation, de nuance… Les techniques vocales s’adaptent aux répertoires que tu chantes, comme un guitariste a plusieurs pédales pour changer les sons. Trop peu de musiciens et de chanteurs utilisent le potentiel de leur voix et ses infinies possibilités. Si tu fais de la chanson à texte, tu chantes avec ta voix régulière, normale, car c’est la sincérité du texte qui doit passer par ton corps, de manière à ce que ça touche les gens de manière sociale. Si tu fais une musique plus imagée, qui cherche un ailleurs au-delà du signifiant et du signifié, tu peux changer ton corps, ta voix, car tu racontes quelque chose qui n’a rien à voir avec toi. Tu peux fabriquer un personnage, l’incarner. Il m’est arrivé souvent de ressentir des sensations incroyables quand je transforme ma voix, comme si j’étais possédé par une âme, comme un chaman ou un exorciste qui se servirait de la voix des autres pour chanter. C’est un tunnel d’émotions qui se transmet corporellement.

En 2013, vous composez la musique d’une série documentaire ambitieuse (Juifs et Musulmans : Si loin, si proches) avec un défi de taille : parvenir à concilier musicalement les relations tortueuses entre juifs et musulmans. Comment l’avez-vous abordé ?

C’était une superbe expérience. C’est une longue histoire, étalée sur plusieurs centaines d’années que raconte le film. J’ai appris beaucoup de choses avec ce documentaire. C’est d’ailleurs l’un des avantages de la composition pour le documentaire : on doit revoir le film très souvent, les éléments finissent par s’imprimer dans la tête, on apprend toujours beaucoup ! J’ai sorti mes vieux instruments marocains, des tambours, des flûtes. J’essayais de jouer d’une manière suffisamment proche de ce qu’on pensait être la musique de l’époque. J’ai fait un mélange avec un certain romantisme symphonique pour me rapprocher du film - et surtout ne pas basculer dans de la musicologie ! Pour le générique, le réalisateur Karim Miské avait pour référence une des musiques que j’avais composée avec mon ex-femme, la chanteuse marocaine  Sophia Charaï. Ce morceau s’appelle Pitchu Pitchu et entremêle des sonorités des Caraïbes avec des chants arabes. Je suis reparti sur la même rythmique mais en mélangeant cette fois des sonorités juives – des clarinettes klezmer - et arabes. Ca donne un morceau assez léger, joyeux et dramatisé, qui contraste assez bien avec la lourdeur du sujet. J’ai beaucoup utilisé les voix, cherché des choses médiévales.

Pichu Pichu

Sophia Charaï, Pichu, 2011

Une grande partie des documentaires sur lesquelles vous avez travaillé évoque des sujets particulièrement durs. C’est le cas de Sans blessures apparentes, un film sur les conséquences traumatiques des militaires, des journalistes ou des humanitaires déployés sur les zones de conflit. Comment aborder la composition musicale lorsque le mot et l’image – ici la violence des témoignages et des archives – sont d’ores et déjà porteurs d’une très grande densité ?

Extrait – Sans blessures apparentes

de Franck Dhelens et Jean-Paul Mari

© Mano a Mano, 2010

Ce documentaire est le premier que j’ai fait qui aborde un sujet si difficile. J’avais mal au ventre en regardant le film. J’ai fait quelque chose de plus orchestral. Il y a beaucoup de musiques différentes qui accompagnent l’action, qui appuient le récit. C’est ce que voulait Jean-Paul Mari, c’est ce qu’il ressentait de son expérience de reporter de guerre. Des musiques qui ponctuent l’image, qui appuient lorsqu’aucun visage n’apparaît à l’image. Une musique assez omniprésente, qui évolue tout au long du film.

Extrait – Sans blessures apparentes

de Franck Dhelens et Jean-Paul Mari

© Mano a Mano, 2010

Le chant diphonique est un chant qui vient d’une tension intérieure. Jean-Paul a eu cette excellente idée, je n’y avais pas pensé. C’est plutôt rare de voir du chant diphonique dans un documentaire qui n’est pas sur la Mongolie ! Dans cette séquence, il appelle les fantômes du Rwanda et trouble la mémoire des survivants.

 

 

À l’inverse, dans Libye, anatomie d’un crime, le film de Cécile Allegra qui dénonce la systématisation des viols dont sont victimes les hommes depuis la chute de Khadafi, la musique est plus pudique et n’ose jamais prendre le pas sur l’indicible des témoignages directs…

Ce film, je ne voulais pas le faire. J’étais choqué par ce que j’ai vu. Je ne me sentais pas capable psychologiquement de mettre de la musique dessus. Je me sentais intrusif, c’était absurde. J’arrive au studio de montage, Cécile, le monteur, le traducteur sont là dans une ambiance très pesante. Au bout d’un quart d’heure de visionnage, je me lève et dis à Cécile que je ne peux plus. Même le traducteur, en travaillant sur certains passages des entretiens, était tombé dans les pommes. Cécile me rappelle une semaine après, bille en tête, elle sait ce qu’elle veut. Elle me dit que c’est un film important, qu’il faut que les gens le voient, et je suis bien d’accord avec tout ça. Elle a fait un boulot extraordinaire sur cette histoire, mais pour moi en tant qu’artiste c’est trop d’émotions, j’ai du mal à concevoir comment faire mon métier professionnellement quand cette souffrance est si réelle. On n’est pas dans la fiction. Je lui ai proposé de partager avec moi des mots – et non plus des images. Ca a marché un temps, puis elle a insisté pour que je vois certaines scènes, puis d’autres, finalement j’ai vu tout le film. J’étais traumatisé pendant quelques jours. J’allais faire des courses avec des images dans la tête, je n’arrivais plus à dormir. Au bout d’un moment j’ai fini par trouver la musique qu’il fallait : j’ai construit des sortes de vagues, avec du silence entre chacune d’entre elles. Avec le recul, je la remercie d’avoir insisté. Je suis content du film pour tout ce qu’il représente et de l’avoir vécu comme une expérience humaine.

Extrait – Libye, anatomie d'un crime

de Cécile Allegra et Céline Bardet

© Cinétévé, 2018

Ces nappes sont des respirations. Je les ai travaillées en exagérant mes gestes sur l’archet. Il fallait que ce soit humain, organique. Les arpèges de violon fonctionnent bien aussi dans cette idée. Le sujet est tellement fort qu’il a fini par m’inspirer.

 

Récemment, vous avez à nouveau collaboré avec Cécile Allegra sur un documentaire qui s’inscrit dans la continuité de son travail auprès des réfugiés victimes de violences et de tortures – à travers l’association Limbo créée après la diffusion du film Voyage en barbarie. Ce projet propose de retracer une dizaine de destins de migrants en chansons. Une autre expérience documentaire pour vous, puisque vous en êtes l’un des protagonistes. Pouvez-vous nous dire quelques mots de ce travail en cours ?

Une partie de l’originalité de ce projet sur les migrants, qui s’intitule Le Chant des vivants, repose sur la musique. Les migrants chantent leurs vies, ou plutôt des moments précis de leurs vies : la traversée en bateau, les camps de tortures, la traversée du désert, la vie d’avant, la vie d’après… Il y a d’abord des ateliers d’écriture lors desquels Cécile a recueilli et aidé à mettre en mots leurs témoignages. Puis une seconde phase où, seul ou avec eux, je mets le texte en musique. Au préalable, j’ai parlé avec chacun des protagonistes pour connaître ses goûts musicaux. Par rapport à Cécile, c’est un autre type d’échange, parce que je suis un artiste, parce que je suis un homme. Au bout d’un moment, ils se lancent. J’adapte un peu le texte pour le transformer en chanson et s’ils sont d’accord avec ça, je leur propose une mélodie que m’ont inspiré leurs mots et leurs personnalités. On enregistre tout cela et, une fois dans mon studio, je finalise l’acoustique en y ajoutant sobrement du violoncelle, de la contrebasse, de la guitare, des percussions… Comme pour Libye, anatomie d’un crime, elle m’a forcé la main pour le faire et je suis maintenant très content de l’avoir fait. Au début, je n’avais pas cette fibre sociale, cette volonté de vivre avec les migrants, de les faire chanter… Je ne le sentais pas. Attention, je ne suis pas quelqu’un qui met des frontières, j’ai vécu avec des enfants des rues à Bombay, je les ai fait chanter, des artistes géniaux par ailleurs, nous avons beaucoup échangé, j’étais très admiratif de leurs talents, de leurs énergies. Avec les migrants en revanche je savais que ça allait être une expérience forte, mais qu’ils n’étaient pas musiciens. J’avais l’impression de devoir me transformer en musicothérapeute… Et puis dès les premières heures avec eux, c’était génial. Il y a eu de vrais échanges, des choses superbes se sont passées. C’est important que ce film soit vu.

Cette vidéo fait partie des rushes du film documentaire Le Chant des vivants

© Cécile Allegra

Association Limbo – Réparer les survivants

Vous revendiquez une approche à contre-courant par rapport aux pratiques actuelles. Quel regard portez-vous sur l’évolution et la considération du métier de compositeur de musique à l’image aujourd’hui ?

L’un des problèmes aujourd’hui, c’est que la profusion de ce que j’appelle la « musique business » pollue comme les sacs plastiques qui se déposent sur les jolies fleurs. À force, cela t’empêche de voir les choses. Il est difficile d’enlever toutes ces saletés pour retrouver la pureté de la musique. Bien entendu, la musique s’est formatée a minima pour devenir un langage. Mais on respecte trop souvent ses codes. En avançant, la société formate tout, verrouille tout, interdit, déresponsabilise, et on se retrouve tous, à tous les niveaux de la société, dans des tiroirs. La musique n’y échappe pas.

Même si c’est difficile quand on exerce un métier artistique, il est primordial de savoir nager à contre-courant. Casser les tiroirs, casser le formatage. On peut s’inscrire dans un courant, le revendiquer, et s’exprimer en son sein à travers des exercices stylistiques. On peut aussi « déformater » de l’intérieur. Il faut sans arrêt se rappeler d’exploser les barrières, de sortir des tiroirs à tous les niveaux. Ce n’est pas évident parce qu’on a tendance inconsciemment à devenir des moutons sans le vouloir. La contrainte rend souvent la création meilleure : « la difficulté est l’école de l’art » comme le disait Ingres.

Heureusement qu’il nous reste, ici en France, cette culture de l’auteur. Au même titre, le compositeur est respecté, mais jusqu’à quand ? C’est une image d’Épinal qui s’épuise de décennie en décennie. Aujourd’hui, les gens considèrent que la musique est gratuite ou qu’il suffit de payer neuf euros pour accéder à toute la musique du monde. Les musiciens sont les premiers à s’être fait avoir par le système. N’importe quel autre corps de métier serait descendu dans la rue face à une arnaque aussi terrible. Le respect du compositeur et des musiciens pâtit forcément de la généralisation du streaming. Et puis il y aussi la crise que nous traversons. Énormément de musiciens se tournent vers la musique de films parce que c’est devenu le seul moyen de gagner de l’argent. Il y a une réelle concurrence aujourd’hui et si tu n’es pas d’accord ou si tu ne te conformes pas, un autre prendra ta place.

Composer pour le documentaire fait partie de mon métier. Je ne l’imagine pas sans cela. C’est important de continuer à en faire. Ces films me relient au monde. Ils me permettent de connaître, de comprendre, de participer à des combats nécessaires. Et si mes notes de musique, en guidant le spectateur par l’émotion, peuvent lui permettre de toucher l’âme du film ou ce qui reste souvent au-delà du discours, alors j’aurais rempli mon humble mission.

Propos recueillis par François-Xavier Destors
 
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