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Sarah Maldoror (1929-2020) 

Filmer la révolution, la négritude et ses poètes

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Pionnière du cinéma politique antillais et africain, la réalisatrice guadeloupéenne Sarah Maldoror s’est éteinte le 13 avril 2020 à l’âge de 90 ans. Trop souvent oubliée, son œuvre, nourrie jusque dans la fiction par une approche documentaire, s’inscrit dans le parcours d’une femme de combat(s) portée par le souffle poétique et épique des luttes de libération.

Aux origines du cinéma de Sarah Maldoror, née dans le Gers d’une mère française et d’un père guadeloupéen, il y a d’abord le désir de lutter contre le regard des autres, porté en particulier aux Noirs d’ici et d’ailleurs. « Je suis de Guadeloupe, je fais partie des esclaves qui ont été envoyés là-bas, je suis africaine », aimait-elle dire à l’aube d’une trajectoire personnelle et professionnelle qui se nourrira d’une grande diversité de cultures, de cinématographies et d’expériences politiques. Passionnée de théâtre, qu’elle approfondit dans les années 1950 à l’École de la rue Blanche à Paris, la révolte de Sarah Maldoror germe d’un premier constat : l’absence de comédiens – et encore moins de comédiennes – noir.e.s sur les tréteaux parisiens. Avec ses camarades – futurs cinéastes comme l’Ivoirien Timité Bassori ou le Sénégalais Ababacar Samb Makharam, la chanteuse haïtienne Toto Bissainthe et l’acteur Robert Liensol, elle fonde en 1956 la compagnie Les Griots, la première compagnie noire de théâtre en France. La troupe investit les maisons d’étudiants africains pour y jouer Huis clos de Jean-Paul Sartre, Les Nègres de Jean Genet ou Et ces chiens se taisaient d'Aimé Césaire, et dénoncer le ridicule du racisme des Français envers les Noirs. Sarah Maldoror s’imaginait alors dramaturge ou tragédienne, mais cette référence au griot, cet artisan de la parole et du verbe, détenteur des traditions, des mythes et des légendes, forge déjà sa voie de cinéaste. Elle ne l’est pas encore, mais le dialogue qui s’installe à l’époque avec les intellectuels et les artistes proches du mouvement Négritude sera au cœur de tous ses films.

Au sein de la librairie anticolonialiste Présence africaine, où s’expriment toutes les voix militantes de la diaspora du continent, elle rencontre le poète angolais Mário de Andrade, l’un des fondateurs du Mouvement populaire de libération de l’Angola (MPLA) qui deviendra son compagnon dans la vie comme dans la lutte. Un premier voyage en Guinée-Conakry à l’heure effervescente des indépendances aiguise sa conscience politique tout en lui donnant la conviction que le cinéma est le médium le plus à même de raconter l’Afrique en s’inscrivant dans le sillage de ses traditions orales et visuelles. Sur les conseils de Chris Marker, Sarah Maldoror obtient une bourse pour rejoindre le prestigieux Institut national de la cinématographie de l’Union Soviétique (VGIK). À Moscou, sous la houlette de Sergueï Guerassimov et de Marc Donskoï, elle apprend le cinéma aux côtés d’Ousmane Sembène, le réalisateur sénégalais qui, comme elle, chemine de la littérature au septième art.
 
C’est à Alger, capitale d’une nation révolutionnaire qui émerge de la fureur de la guerre d’indépendance, que Sarah Maldoror fait ses premières armes. Ses collaborations aux tournages de La Bataille d’Alger (1966) de Gillo Pontecorvo puis d’Elles, un court métrage documentaire d’Ahmed Lallem qui donne la parole à des lycéennes qui s’interrogent sur la place des femmes dans la nouvelle société algérienne, se révèlent des expériences fondatrices. La jeune assistante comprend très vite que la lutte anticoloniale est aussi une bataille d’images qui invite à la déconstruction des imaginaires autant qu’elle exige des artistes du continent qu’ils les réinventent. « Les chrétiens vont au Vatican, les musulmans à La Mecque et les révolutionnaires à Alger », affirmait Amílcar Cabral, le fondateur du Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et du Cap Vert, avec lequel Sarah Maldoror se lie d’amitié. Plus qu’une terre d’accueil pour les intellectuels comme Frantz Fanon ou les militants comme Eldridge Cleaver des Black Panthers, la jeune république algérienne, par l’intermédiaire du département Orientation et Information du Front de libération nationale (FLN), est aussi prête à financer ce cinéma internationaliste qui œuvre au service des indépendances africaines. Elle produira le premier court métrage de Sarah Maldoror, avec la conviction partagée que la culture, et le cinéma en particulier, est une arme de plus contre l’impérialisme. Une stratégie symbolisée par l’organisation du Festival panafricain d’Alger en 1969, sublimé par William Klein et… Sarah Maldoror, qui prête main forte au cadre.


« Tous les sujets traditionnels sont possibles, mais c’est le comment qui se pose, pour aller à l’encontre des images bornées qu’ont les gens de l’Afrique. Il nous faut montrer l’Afrique telle qu’elle est. Dans ses beaux décors comme dans sa misère, même si la désillusion est grande de voir qu’on s’est tant battu pour en arriver là », confiera la cinéaste plusieurs années après avoir filmé au plus près le processus révolutionnaire en marche et les douleurs de la décolonisation en Guinée-Bissau, au Cap-Vert ou encore en Angola. Lorsqu’elle réalise son premier film en 1968, Sarah Maldoror est l’une des premières femmes noires à oser le cinéma. À l’instar de la camerounaise Thérèse Sita-Bella, de l’Algérienne Assia Djebar ou de la Sénégalaise Safi Faye, Sarah Maldoror partage son regard de femme noire sur une partie du continent à une époque où l’on commence tout juste à parler du cinéma africain et à reconnaître son importance. Monangambé s’inscrit d’emblée dans le projet du « troisième cinéma », théorisé par Fernando Solanas et Octavio Getino dans leur Manifeste, c’est-à-dire un cinéma contestataire, incitatif, qui vise avant toute chose la décolonisation de la culture et du spectateur opprimé. Adapté d’une nouvelle de l’écrivain angolais José Luandino Vieira, plongé dans les premiers jours de la résistance, le film met en scène la cruauté de la domination coloniale à travers les incompréhensions de langage entre colonisateur et colonisé. En noir et blanc, tourné uniquement avec des acteurs noirs non professionnels, rythmé par le jazz avant-gardiste de l’Art Ensemble de Chicago, il met l’accent sur les conséquences de ce système sur les corps noirs meurtris par la torture mais qui finissent, dans un subtil jeu de lumières, de poésie et de danse, par se libérer de l’emprise coloniale et de ses représentations surannées. L’année suivante, elle tourne Des fusils pour Banta, un film oscillant là aussi entre fiction et documentaire, co-écrit avec Mário de Andrade. Mais le film, à nouveau produit par l’Algérie, ne sera jamais exploité en salles. Sarah Maldoror s’insurge d’être traitée comme un soldat par les généraux de l’époque qui remettent en question le rôle attribué aux femmes combattantes dans le scénario, fait l’expérience de la censure et revendique sa liberté de réalisatrice. Jusqu’à ce jour, les rushs du film n’ont jamais été retrouvés. Expulsée d’Algérie, elle réalise en 1972 son premier long métrage, certainement le plus connu de sa carrière, à nouveau adapté d’un roman de José Luandino Vieira. Sambizanga, co-écrit avec Mário de Andrade, alors leader du MPLA, est une œuvre politique et poétique qui met à l’honneur une femme à la recherche de son mari militant et détenu par la police secrète portugaise au début de la lutte d’indépendance. Récompensé par de nombreux prix, notamment le Tanit d’or du festival de Carthage, le film marque de son empreinte l’histoire du cinéma en Angola et sur le continent.

Après ce que l’on peut considérer comme une trilogie sur l’expérience révolutionnaire, Sarah Maldoror cesse de filmer la guerre des autres. De retour à Paris, elle décide de se consacrer à la réhabilitation de l’histoire noire à travers ses figures intellectuelles et artistiques les plus marquantes. Comme autant d’outils au service de la révolution culturelle et politique africaine, elle réalise de nombreux portraits de celles et ceux dont elle est l’amie ou la muse, et dont les mots l’accompagnent, portent la mémoire de l’esclavage et façonnent la réalité postcoloniale des colonisés : Léon-Gontran Damas, Édouard Glissant, Assia Djebar, René Depestre, Louis Aragon, Toto Bissainthe, ou encore Juan Miró et Alberto Carlisky se dévoilent dans l’objectif et l’intimité de sa caméra. Elle consacre pas moins de cinq films documentaires à l’immense œuvre d’Aimé Césaire, dont Le Masque des mots (1987). L’enjeu pour la cinéaste consiste aussi à célébrer l’engagement de l’artiste en immortalisant leur art comme autant d’actes de liberté. Dans ses films, comme auparavant dans l’univers théâtral, Sarah Maldoror se saisit de la poésie des autres et s’efforce de la mettre en mouvement. Au-delà de ces grands portraits documentaires, près d’une vingtaine de films dédiés à la lutte contre les intolérances et les stigmatisations de tous types, comme par exemple le documentaire Le Racisme au quotidien (1984), des adaptations d’ouvrages tels que Le Passager du Tassili (Akli Tadjer) ou L’Hôpital de Léningrad (Victor Serge) viendront compléter une filmographie dense et engagée.

« Cinéaste-griotte », actrice révoltée et militante humaniste, Sarah Maldoror a parcouru le siècle en s’engageant à travers ses films à accompagner les luttes d’indépendance et leurs complexes héritages. Pionnière derrière la caméra, elle contribuera à façonner un nouvel imaginaire africain, nourri par une nouvelle représentation du corps noir, par la place majeure que revendiquent les femmes dans les combats à mener, enfin par la survivance d’une pensée humaniste et sensible dont elle s’est fait l’inégalable passeuse.

François-Xavier Destors

+ Visionner le film Regards de mémoires (2003)

dans lequel la cinéaste s’entretient avec Édouard Glissant et Aimé Césaire,

mis en ligne par l’Institut du Tout-Monde

+ Visionner le film Et les chiens se taisaient (1978)

visible sur le site de la vidéothèque du CNRS, tourné dans les réserves du Musée de l’Homme dévolues aux objets d’Afrique noire, à partir des extraits de la pièce du même nom d’Aimé Césaire, avec la cinéaste elle-même dans le rôle de la mère du révolutionnaire.

+ Visionner le film Aimé Césaire - Un homme une terre (1976)

visible sur le site de la vidéothèque du CNRS

+ Consulter la fiche du film Sarah Maldoror ou la nostalgie de l'utopie

(Anne-Laure Folly, France, 1998)

+ Consulter la filmographie documentaire de Sarah Maldoror

<  consulter l'ensemble des portraits

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