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TRAVERSES #2 / L'éco-documentaire
à l'épreuve de l'anthropocène

L’éco-documentaire et l’histoire environnementale : rencontres et compromis possibles et souhaitables.
Réflexions à partir du film Ozone. Un sauvetage réussi
Régis Briday [*]

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Ozone Hole, Jamie Lockhead, 2018 ©  Windfall Films - Amazon prime video

      Depuis le milieu des années 2000, un nouveau (sous-)genre s’impose dans le champ du film documentaire : l’éco-documentaire. Ses auteurs présentent généralement leur démarche, à la fois comme un travail d’analyse des réponses politiques apportées aux problèmes environnementaux et comme un acte de sensibilisation des citoyens afin qu’ils passent à l’action. Pour accomplir ce double dessein, ils combinent « une rhétorique de faits et une réalité documentée » à des « stratégies narratives et visuelles pour ajouter émotion et identification à l’expérience du spectateur ». [1] Or, certains partis pris narratifs et imageants posent problème à l’historien que je suis. Et surtout, je m’interroge sur l’efficacité des éco-documentaires actuels à mobiliser et sur la nature du changement qu’ils encouragent.

        Le visionnage d’Ozone Hole: How We Saved the Planet (2018), [2] qui fait un récit de la construction de la gouvernance internationale relative à la destruction anthropique de la couche d’ozone dans les années 1980, a réactivé mon souhait de mettre en forme mes réflexions au sujet de l’éco-documentaire. La recension critique que j’en propose ici répond à trois intentions : montrer que les choix narratifs des éco-documentaristes entrent fréquemment en conflit avec les méthodes des historiens, et sont de surcroît peu compatibles avec l’objectif de mobiliser le spectateur afin qu’il agisse politiquement ; déplorer l’usage très restreint des archives audiovisuelles dans le champ de l’histoire environnementale ; jeter des passerelles entre éco-documentaristes et historiens. [3]

       L’argumentaire se déploie en deux temps : dans les trois premières parties, j’analyse la fabrique du récit dans l’éco-documentaire ; dans les deux dernières parties, j’étudie la place et l’utilisation des images scientifiques et artistiques et des archives audiovisuelles dans l’éco- documentaire et dans l’histoire environnementale.

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Ozone Hole, Jamie Lockhead, 2018 ©  Windfall Films - Amazon prime video

Individu providentiel, ironie de l’histoire, psychologisation :

des effets narratifs qui dépolitisent

        Pour reprendre la classification que propose Ib Bondebjerg dans ce numéro 2 de Traverses, Ozone Hole: How We Saved the Planet appartient à la catégorie des « authoritative eco- documentaries (éco-documentaires visant à faire autorité (sur le plan scientifique)) ». [4] Le film donne une place centrale aux scientifiques et aux experts scientifiques, dépeints à la fois comme des faiseurs d’opinion, comme des négociateurs dans les arènes de gouvernance et/ou comme des personnalités aptes à influencer les dirigeants politiques (publiquement ou à huis clos). Leurs savoirs sont décrits comme objectifs et donc pouvant faire autorité, par contraste avec d’autres formes de connaissance telles que les savoirs amateurs (qui ne sont guère présents dans le cas de la destruction de l’ozone stratosphérique), la communication et la propagande politiciennes, ou les pratiques médiatiques et publicitaires des industriels. Toutefois, les spécialistes du monde scientifique ne sont évidemment pas les seuls impliqués dans la construction des politiques environnementales, et ne sont pas même nécessairement placés au centre de la narration des authoritative eco-documentaries. Ainsi, l’auteur et réalisateur anglais d’Ozone Hole: How We Saved the Planet, Jamie Lochhead, a préféré y disposer deux chefs d’État : Ronald Reagan et Margaret Thatcher. [5]

Trailer de The Hole: How Ronnie and Maggie saved the world

        Partons du petit film de cinq minutes proposé ci-dessus. Intitulé The Hole: How Ronnie and Maggie saved the world, Lochhead l’a conçu à partir de séquences de son documentaire afin d’en synthétiser le propos et de lui offrir une vitrine sur Internet. [6] À l’image du long métrage, ce trailer place au cœur du récit « Maggie » Thatcher et « Ronnie » Reagan. « Nus et culottés », un brin arrogants, seuls face à leur destin, tels Nans et Mouts, ils s’en vont sur les sentiers de la diplomatie internationale convaincre leurs homologues de « sauver le monde » (c’est là l’expression choisie dans le titre). Or, si Thatcher et Reagan ne sont assurément pas des reine et roi nus, il est largement abusif de les présenter comme les acteurs-clefs de la diplomatie de l’ozone.

        D’abord, leur fonction les a conduits à passer quelques heures tout au plus dans les arènes de négociation. Ensuite, leurs décisions ont évidemment été modelées par les rapports de force au sein de leurs opinions publiques et de leurs administrations. Lochhead signale ainsi que les élites scientifiques et les « consommacteurs » ont soumis Reagan à une pression domestique certaine, d’autant plus décisive que certains membres conservateurs de son administration freinaient des quatre fers. [7] Par contre, il ne documente pas la pression exercée sur Thatcher par d’éminents scientifiques britanniques de l’ozone (le trou de la couche d’ozone au-dessus de l’Antarctique a été documenté pour la première fois par des scientifiques anglais en 1985), par son Ministre de l’environnement, par la Chambre des Lords et par les associations environnementales britanniques. Or, il s’agit d’un élément incontournable pour comprendre pourquoi la Dame de fer a finalement consenti à signer le Protocole de Montréal en septembre 1987, puis a endossé le costume de l’éloquence dans les arènes internationales pour plaider la cause de la couche d’ozone auprès des Occidentaux et pour prôner des compensations financières à l’attention des pays en développement.

        En fait, le documentaire se concentre uniquement sur la « période verte » de Thatcher, qui dura deux ans tout au plus, entre fin 1987 et fin 1989, au moment où les pollutions transfrontières acidifiantes et les menaces de destruction de la couche d’ozone et de réchauffement climatique faisaient la une des journaux, et où le discours des Verts touchait une part croissante de la population britannique (le Green party UK obtint un score historique de 15 % aux élections européennes de juin 1989). Lochhead ne signale pas que la Première ministre britannique s’était opposée à la signature d’un traité contraignant au sujet des substances destructrices d’ozone (chlorofluorocarbones (CFC), halons, tétrachlorométhane, hydrobromofluorocarbones, etc.) jusque dans les derniers mois des négociations du Protocole de Montréal, main dans la main avec l’Industrie chimique britannique et les négociateurs des pays de l’Europe de l’ouest et du sud et du Japon, [8] ni qu’elle s’opposerait à des politiques de lutte contre le changement climatique ambitieuses après sa démission en 1990.

      De même que le choix des acteurs placés au centre du récit est un choix politique, la description des moteurs qui les font agir l’est également. Trois effets narratifs m’apparaissent particulièrement problématiques car ils tendent à opérer une dépolitisation des évènements et/ou une démobilisation du spectateur. Premièrement, Lochhead choisit comme acteurs vedettes de son film deux stars de la politique, Thatcher et Reagan. Le choix d’individus célèbres (ou la starification et l’héroïsation d’acteurs moins connus) est une caractéristique récurrente des productions destinées au grand public ; le film documentaire ne fait pas exception. Si les « observational eco-documentaries (documentaires d’observation) » (par exemple, le film Demain (2015) y échappent en partie en mettant la focale sur des pratiques locales quotidiennes, les authoritative eco-documentaries accomplissent souvent leur recherche du phénomène d’identification à travers un choix d’acteurs connus du grand public. [9] Ce choix devient très problématique lorsque des acteurs se voient attribuer une place centrale au prétexte qu’ils sont des personnages célèbres, et pire lorsqu’ils sont présentés comme des individus providentiels. C’est hélas le cas dans Ozone Hole: How We Saved the Planet, dont le spectateur est en conséquence largement réduit à une condition de spectateur de la politique (ou, plus exactement, de spectateur d’une incarnation « politicienne » de la politique).

        Deuxièmement, Reagan et Thatcher ont manifestement été choisis également pour leur anti- environnementalisme proverbial et l’antipathie qu’ils suscitaient auprès des écologistes… S’ils n’ont pas été placés au centre du récit pour complaire à un public de droite en recherche d’une bonne conscience environnementale (ce qui est tout de même probable…), ils l’ont en tout cas été manifestement pour la blague ! Par quelque ruse de l’histoire, par quelque ironie de l’histoire, Reagan et Thatcher « sont devenus les plus improbables ecowarriors de l’histoire », s’amuse Lochhead. [10] Or, quelle responsabilité subsiste, lorsque l’histoire est une farce ?

      Troisièmement, afin que le processus d’identification opère, les documentaristes font un usage fréquent d’éléments biographiques. La technique nous est familière : c’est celle du story telling, qui consiste à entremêler récit individuel et récit collectif, la petite histoire et la grande histoire. Or elle recèle de nombreux dangers, dont la psychologisation de l’action. Lochhead y succombe lorsqu’il explique la sensibilité de Reagan au problème de la couche d’ozone par le fait qu’il aimait passer de longues heures au soleil dans son ranch californien, et qu’il avait dû subir une intervention chirurgicale au niveau du nez pour stopper la progression d’un cancer de la peau, cette maladie étant la conséquence la plus redoutée en cas de destruction de la couche d’ozone. Il est possible que ces facteurs aient joué dans l’appréhension du problème par Reagan. De fait, toute prise de décision résulte d’un arbitrage entre des « instincts » multiples. Mais les éléments psychologiques invoqués ne sauraient être présentés comme impérieux dans la prise de décision d’un président. [11] De plus et surtout, la centralité accordée à ces éléments, et plus généralement à des facteurs très idiosyncratiques ou très contingents, relègue les positionnements idéologiques et l’engagement politique à une place subalterne.

Par-delà les discours de chefs d’État, des acteurs multiples construisant des dynamiques de long terme

     L’observation fine du moment où les lignes bougent subitement entre les étés 1986 et 1987, créant les conditions favorables à la signature du Protocole de Montréal par l’ensemble des grands pays pollueurs, révèle l’action durable d’acteurs manifestement plus décisifs que les chefs d’États.

       Il y a d’abord des individus et des institutions influents aux profils variés, parfois proches des hautes instances décisionnaires, qui promeuvent conjointement une réponse rapide, contraignante et coordonnée à l’échelle mondiale – l’abandon différencié (entre pays industrialisés et pays en voie d’industrialisation) et définitif à moyen terme des substances destructrices d’ozone. Cette « communauté épistémique écologique » internationale s’est constituée petit à petit à partir du début des années 1970. Elle fédère différents acteurs qui ont des intérêts particuliers à politiser la – alors hypothétique – destruction de la couche d’ozone : pour les chimistes de l’atmosphère, un enjeu majeur consiste à faire reconnaître leur discipline scientifique, jusqu’alors marginale au sein des sciences de l’atmosphère ; pour la NASA, l’objectif est de réaliser son « tournant environnemental » en temps de Détente ; du côté du jeune UNEP (U.N. Environment Programme, lancé en 1972), il est question de devenir une institution internationale incontournable. Cette communauté informelle comprend également des négociateurs de différents pays avec des profils de technocrates, ainsi que des membres d’agences nationales expertes et régulatrices comme l’EPA (U.S. Environmental protection agency). [12]

       Ensuite, il y a les industriels de la chimie états-uniens. Parce que leur pays a interdit les CFC dans les bombes aérosols dès 1977 (alors que la plupart des pays de la Communauté économique européenne et le Japon s’y refusaient), ceux-ci ont entrepris un travail soutenu de développement de substituts technologiques aux CFC, en collaboration avec des experts de ministères et d’agences scientifiques telles que l’EPA. Si, à l’été 1987, le principal producteur mondial de CFC DuPont de Nemours et certains de ses homologues états-uniens abandonnent leur stratégie d’opposition à un traité international contraignant, c’est certes parce qu’ils prennent à présent très au sérieux l’éventualité que les États l’adoptent sans leur consentement. Mais c’est aussi parce qu’ils entrevoient la possibilité que cette contrainte puisse se muer en opportunité à moyen terme. En avance sur ses concurrents étrangers dans le développement de substituts, l’industrie états-unienne espère (et l’avenir lui donnera raison) obtenir des brevets et de nouveaux marchés dans les secteurs porteurs concernés par les réglementations – climatisation, réfrigération, isolation et électronique, notamment. [13] En outre, le travail de chercheurs de DuPont de Nemours et d’autres grandes firmes polluantes en matière de modélisation de la chimie stratosphérique joua également un rôle : en confirmant le danger d’une destruction rapide et importante de la couche d’ozone, ils contribuèrent à convaincre leurs dirigeants de la pertinence d’un traité international contraignant pour y répondre.

       Nous le voyons, dans le cas de l’ozone comme dans la grande majorité des cas documentés par les sciences sociales, la résolution d’une controverse sociotechnique en une gouvernance durable passe par l’élaboration d’un cadre représentationnel et d’outils normatifs communs à une multitude d’acteurs. L’auteur d’Ozone Hole: How We Saved the Planet braque son projecteur sur les discours de Thatcher à la tribune, et il insiste sur le rôle de persuasion de George Shultz, l’un des proches collaborateurs de Reagan qui l’aurait convaincu à huis clos de changer son fusil d’épaule, ainsi que « des avocats de l’environnement, des économistes et des scientifiques [qui, pour mettre fin à l’apathie des politiques de l’ozone au début des années 1980, auraient bâti] un argumentaire tellement robuste que le Président ne pût simplement pas l’ignorer ». [14] Il documente par ailleurs de manière plutôt satisfaisante le travail au long court de la communauté épistémique écologique – et en particulier des scientifiques de l’atmosphère, dont l’action fut effectivement particulièrement décisive dans le cas de l’ozone en matière de sensibilisation, de diplomatie et de promotion d’un principe de précaution. [15] En revanche, il élude les dynamiques longues inhérentes à l’innovation technologique (publique-)privée que nous venons d’exposer ; en d’autres termes, il met de côté la dimension « matérielle » du problème (une dimension qu’il est urgent de réhabiliter, de manière générale).

      En outre, Lochhead aurait pu se pencher sur des acteurs que les historiens ont moins scrutés. S’il met l’accent sur des productions influentes de la culture populaire télévisuelle (publicité, feuilleton), il escamote presque complètement l’action de la société civile, des journalistes (le « quatrième pouvoir »), des intellectuels, ou encore des artistes. Or, à travers leur expression dans les « genres publics » (médias généralistes, dessin satirique de presse, vulgarisation scientifique, magazine environnementaliste), ceux-ci ont pu jouer un rôle important, notamment en « traduisant » des incertitudes scientifiques (l’ampleur du phénomène de destruction de la couche d’ozone pourrait être faible, ou au contraire très importante) en des « considérations au sujet de ce qu’implique une action politique prudente ». [16]

 

       Lochhead n’accorde pas non plus de place aux perdants de l’histoire : les producteurs et utilisateurs des produits touchés par les réglementations ; des scientifiques ayant pourfendu la théorie de la destruction de la couche d’ozone et l’usage du principe de précaution (même si la plupart d’entre eux, dont les deux principaux « sceptiques » britanniques, le météorologue Richard Scorer et l’illustre géochimiste James Lovelock, auteur de best-sellers sur l’hypothèse Gaïa, se rangeront derrière les scientifiques de l’atmosphère pro-réglementation peu après 1985, alors que les mesures instrumentales d’évolution des concentrations d’ozone au-dessus de l’Antarctique s’accumuleront). [17]

     Ce sont là des points importants car, par-delà la question de la rigueur historique, qui appelle à prendre en considération un maximum d’acteurs pertinents, le choix des figures du récit et l’importance qui leur est octroyée sont des choix politiques : ils hiérarchisent la puissance d’action des acteurs, et en cela distribuent les cartes du pouvoir.

Tirer des leçons de « l’histoire » ?

     Après l’histoire-farce, l’histoire-tragédie : après l’ozone, il faut à présent s’attaquer au «nouveau désastre » écologique, le changement climatique. À en croire la dernière partie du film et la dernière phrase projetée à l’écran dans le trailer – "it’s that simple, folks!" –, la tâche ne serait pas très compliquée. [18] De fait, si les deux chantres du néolibéralisme et ennemis jurés des Verts dans les années 1980 ont accepté de protéger la couche d’ozone, pourquoi les chefs d’État d’aujourd’hui ne pourraient-ils pas en faire autant avec le climat ? Cette conjecture, bien que rudimentaire, mérite d’être prise au sérieux. Aviser l’action présente à l’aide d’expériences passées est possible dans une certaine mesure. Dans le cas considéré, la démarche apparaît même plutôt prometteuse, puisque les modalités institutionnelles d’expertise et de gouvernance du changement climatique ont été largement calquées sur celles de l’ozone, et ceci avec une postériorité de quelques années seulement. Le GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) a été créé en 1988, et la première COP (Conférence des parties) du climat s’est déroulée en 1995. Toutefois, les analyses montrent que la reproduction mimétique du cadrage de l’ozone pour le climat est rapidement devenue impossible, et qu’elle aurait de toute façon été inapte à produire une mobilisation des États, des territoires et des industriels à la hauteur de l’enjeu. [19]

       Premièrement, les politiques du changement climatique se sont construites dans un cadre géopolitique qui, à mesure que le temps a avancé, s’est éloigné du cadre de l’ozone. La croissance des Grands émergents et plus généralement l’affirmation d’une plus forte multipolarité ont rebattu les cartes : l’action coopérative universelle que prônaient Thatcher et de nombreux chefs d’État en réponse aux risques environnementaux globaux à la fin des années 1980 est redevenue une simple « fiction ». [20] Comme en 1987 dans les arènes internationales de l’ozone, les États-Unis réclament aujourd’hui dans les arènes climatiques des engagements fermes de la Chine, pendant que cette dernière « joue à » se présenter comme un pays en développement ; mais les implications et la réception de ces discours ne sont plus les mêmes. [21] En fait, le seul enseignement géopolitique pertinent que l’on peut tirer de l’affaire de l’ozone est le suivant : en matière d’environnement comme dans de nombreux autres domaines, l’engagement des États-Unis est décisif. Le poids diplomatique de la première puissance économique, scientifique et militaire produit un effet d’entraînement manifestement plus important que celui de l’Union européenne, qui est devenue la locomotive de la diplomatie climatique, mais une simple locomotive à vapeur. [22]

        Deuxièmement, outre ces dissimilitudes géopolitiques, les mutations matérielles et sociales qu’implique la réduction des émissions responsables du changement climatique sont d’une diversité et d’une ampleur tout autre que celles de l’ozone. C’est là une objection plus fondamentale que je formule à l’épilogue du documentaire : certes, on pourrait dresser des listes de filières industrielles climate-friendly à éperonner (production d’énergies renouvelables, matériaux d’isolation, véhicules sobres en carbone, etc.), c’est-à-dire de substituts aux anciennes technologies à encourager, et éventuellement chercher à dupliquer les outils réglementaires et financiers qui ont été mis en place pour l’ozone [23] ; mais une telle approche misant principalement sur l’offre technologique, a déjà montré ses limites (seuils économiques, effets rebonds, résistances citoyennes) en matière climatique, bien qu’ayant bénéficié d’investissements importants. Quant aux changements de pratiques individuelles, ils sont lents, quand ils ne se font pas au détriment du climat. Pour le dire autrement, la réduction drastique des émissions de gaz à effet de serre pose au capitalisme un défi que ne posait pas l’abandon des substances destructrices d’ozone : un défi auquel il ne parvient pas à répondre. [24] L’exemple de la climatisation est édifiant : la filière a cessé d’utiliser les CFC, mais elle a continué à croître à grande vitesse (les ventes mondiales de climatiseurs ont quadruplé depuis 1990), et avec elle sa consommation énergétique et ses émissions de HFC, des substituts aux CFC et HCFC qui sont comme eux des gaz à effet de serre puissants.

       En corollaire de cette impossible duplication du « miracle politique de l’ozone » à laquelle croyait par exemple le directeur général de l’UNEP Mostafa Tolba, [25] l’une des voies proposées pour suppléer aux échecs patents de  la  gouvernance  climatique  des  décennies 1990-2010 a précisément été de s’éloigner du modèle des politiques de l’ozone stratosphérique. Au lieu de cibler principalement les usines les plus polluantes des pays industrialisés – logique du Protocole de Montréal que reprend à son compte le Protocole de Kyoto pour le climat (1997) –, on a élargi le spectre des technologies concernées par les réglementations dans les secteurs de la mobilité, du bâtiment, etc. En outre, alors que les négociations climatiques internationales s’enlisaient, des approches alternatives au simple jeu des normes technologiques ont gagné du terrain, sous l’impulsion de nouveaux acteurs. En particulier, depuis une dizaine d’années et jusque dans les rapports du GIEC (mais avec un écho encore maigre), l’accent a été mis sur les mutations de pratiques individuelles en matière d’alimentation, de tourisme, voire de travail, et sur les reconfigurations des territoires et des services afférents en vue de faire évoluer conjointement les infrastructures, les technologies et les pratiques citoyennes en matière de mobilité, de chauffage, de production et de consommation d’énergie, etc. [26]

      Dernier point : ce que semble démontrer l’histoire des politiques climatiques, c’est qu’un niveau de mobilisation citoyenne très élevé serait nécessaire pour espérer voir naître des politiques d’atténuation à la hauteur de l’enjeu – tant par un jeu de pression (mobilisations publiques, sensibilisation par des médias divers, pression pour faire de l’écologie un enjeu électoral nodal, procédures judiciaires, etc.) que par la mutation de pratiques quotidiennes de consommation. C’est là une hypothèse que Lochhead balaie d’un revers de main. Ceci lui permet de reconduire pour le climat le modèle du chef d’État providentiel (le trailer et le film se referment sur des images de  cheminées  d’usine,  de  pots  d’échappement…  et  de  Barack Obama et autres gouvernants à la COP21 de Paris fin 2015). [27] Un modèle qui, comme je l’ai énoncé précédemment, déresponsabilise le spectateur (sauf bien sûr s’il appartient aux hautes instances décisionnaires…). Pire : non seulement le sous-titre du documentaire, « comment nous avons sauvé la planète (how we saved the planet) », contredit la démonstration selon laquelle c’est une élite éclairée qui a agi, mais il offre gratuitement au spectateur une bonne conscience environnementale.

Le pouvoir politique de l’image scientifique et de ses déclinaisons artistiques

       La plupart des authoritative eco-documentaries adoptent une vision très « rationaliste » de l’action politique, qui voudrait que des savoirs scientifiques robustes emportent nécessairement l’assentiment et même induisent inévitablement une action. Or, comme l’ont montré les historiens en matière d’environnement (au moins), l’existence d’un consensus scientifique fort et largement accepté est souvent moins décisif que les effets d’aubaine que le changement leur offre, et que l’intensité du sentiment de danger et d’urgence qui naît chez les acteurs concernés. Ainsi, les conclusions du GIEC sont très consensuelles au sein de la communauté scientifique, mais l’action politique demeure très en deçà des préconisations des experts. À l’inverse, la signature du Protocole de Montréal s’est faite en l’absence de consensus scientifique robuste, en convoquant un principe de précaution (un principe qu’on a mobilisé précisément parce qu’il n’existait pas de preuves scientifiques satisfaisantes). [28]

     L’adhésion à ce principe de précaution dut beaucoup à la communication d’images scientifiques et d’images « dérivées » de ces images (dessins satiriques, superpositions d’images, vues d’artistes sur le globe, etc.), qu’un large public put interpréter comme présence d’un danger imminent. Les images scientifiques les plus emblématiques furent sans conteste les simulations numériques du trou de la couche d’ozone diffusée par la NASA à partir de fin 1985 (voir Figure 1 ci-dessous). [29] Lorsqu’il touche directement à la santé à court terme des individus, le sentiment de danger et d’urgence se révèle particulièrement impérieux ; la force de l’image modélisée du trou de la couche d’ozone réside précisément dans sa capacité à générer un tel sentiment de risque sanitaire immédiat. Elle le fait en provoquant la double réponse psychologique suivante : 1/ elle montre la fragilité de la Terre ; 2/ elle met face à la vulnérabilité de la peau, qui se retrouverait elle-même « percée », analogiquement au bouclier anti-UV que constitue la couche d’ozone et qui doit la protéger. Les artistes qui se sont lancés dans la production d’images dérivées du trou de la couche d’ozone ont rapidement compris ce mécanisme, et l’ont exploité.

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Figure 1 : Représentations des niveaux d’ozone proposées par la NASA pour montrer l’existence d’un « trou de la couche d’ozone » au-dessus de l’Antarctique : (a) la première du genre publiée fin 1985, représentant la situation le 1er octobre 1983 ; (b) une carte datée de 2013, représentant la situation le 16 septembre 2013. © NASA / GSFC [30]

       L’image de la NASA, aux couleurs savamment orchestrées et affublée du nom de « trou » (alors qu’il subsiste toujours de l’ozone dans la stratosphère, même aux pôles et quelle que soit la saison), rencontra un prompt succès. Elle devint l’égale d’une autre icône environnementale, elle aussi image d’une « Terre vue d’en haut » : la photographie dite de la « bille bleue (the blue marble) » prise par Apollo 17 en 1972. De plus, si l’occurrence d’une destruction massive d’ozone au-dessus de l’Antarctique ne put être confirmée pendant la période de négociations du Protocole de Montréal, l’hypothèse et l’image modélisée associée circulèrent dans les médias et dans les salles de négociation, marquant les esprits. [31] Ce n’est pas la moindre vertu d’Ozone hole: how we saved the planet de rappeler le rôle politique qu’a joué l’image scientifique du trou de la couche d’ozone. [32]

       En outre, les éco-documentaristes utilisent les images scientifiques par-delà leur fonction d’archive : leur pouvoir d’évocation sert la mission de sensibilisation aux problématiques environnementales qu’ils se sont donnée. Ce pouvoir opère en exposant trois réalités absentes : celle actuelle mais inaccessible aux sens (par exemple, la Figure 1 montre des images de modélisations numériques construites à partir de mesures de télédétection dans le domaine de l’ultraviolet et de théories scientifiques sur l’atmosphère) ; celle actuelle mais se produisant dans un autre territoire que le sien (des images de personnes atteintes d’un cancer de la peau, les effets des hausses de température atmosphérique dans différentes régions du globe, etc.) ; celle d’un passé révolu (par exemple, la photographie d’un glacier abondant des Alpes au début du XXème siècle) ou d’un futur hypothétique. Mises bout à bout pour représenter une évolution dans le temps, les images de la Figure 1 peuvent même combiner ces trois réalités absentes : un rendu sensible d’une réalité inaccessible aux sens (les mesures dans le domaine de l’ultraviolet) ; des territoires lointains (l’Antarctique, l’atmosphère à une altitude comprise entre 15 et 20 km) ; un passé révolu (la modélisation numérique pouvant reconstituer l’état de la couche d’ozone à travers les âges) ou des futurs possibles (selon différents scénarios de prospective).

        Si Lochhead a par ailleurs recours à d’autres images spectaculaires (fumées d’usines, etc.), il ne mobilise pas d’autres images scientifiques. [33] Il n’utilise pas non plus d’images produites par des artistes. Pourtant, d’une part, des auteurs ont montré le rôle politique que pouvaient jouer les dessins artistiques, satiriques et autres. Ces « contre-images », comme les nomme Donna Haraway, peuvent agir comme une forme de « capacité contre-normative » apte à déclencher l’action, le changement. [34] Le trou de la couche d’ozone a suscité la production de nombreuses contre-images dans la presse généraliste, dans la communication des ONG environnementales, dans les écoles à travers des programmes de l’UNEP, etc., soit afin d’alerter sur le danger encouru, soit pour relier la problématique à des pratiques quotidiennes néfastes (utilisation de l’air conditionné, de bombes aérosols, etc.).

       D’autre part, prolongeant une pratique ancienne de collaboration entre des scientifiques et des artistes (que l’on pense à l’élaboration des atlas scientifiques au cours des XVIIIème et   XIXème siècles) [35], prenant par exemple la forme de « vues d’artistes » représentant le passé des sociétés et de l’univers et leurs avenirs probables (Terre dans le futur, planètes terraformées, colonies spatiales, etc.), les images environnementales d’artistes se sont fait une place dans la communication et la réflexion prospective des grandes institutions scientifiques (NASA en tête) [36], dans la vulgarisation scientifique, et jusque dans les musées. Mais, alors que le «documentaire animé » sacre en quelque sorte le procédé, [37] les « vues animées d’artistes » peinent à s’imposer dans le genre documentaire. À l’heure d’une modernité tardive qui multiplie les exercices de prospective, les documentaires utilisant des représentations d’artistes venant d’autres arts que le cinéma pourraient pourtant jouer eux aussi le rôle d’incubateurs collectifs d’imaginaires, en proposant des représentations de futurs utopiques ou dystopiques alternatifs aux scénarios et modélisations de la science universitaire et des bureaux d’études.

Faire une place plus importante à l’image et à l’archive audiovisuelle dans les sciences sociales

       Se muant en historiens, les auteurs et réalisateurs de film documentaire exhument parfois des archives précieuses. C’est le cas notamment des publicités télévisuelles pour les bombes aérosols et les appareils réfrigérants que Lochhead montre. Puisque la communication des industriels auprès des ménages passe déjà en partie par la publicité à la télévision dans les années 1960-80, il faut en rendre compte. Ces documents permettent d’illustrer un certain mode d’endoctrinement dans une vie de consommation effrénée et privilégiant les dernières innovations techniques (avec, le plus souvent, la bourgeoisie et les citadins comme modèles à suivre), qui a eu pour conséquence l’explosion des usages de produits chimiques, dont ceux de substances suspectées depuis les années 1970 de détruire la couche d’ozone (à travers le multi-usage des bombes aérosols, le suréquipement en réfrigérateurs et climatiseurs, le recours tous azimuts à l’électronique, etc.). [38]

      Ozone hole: how we saved the planet mobilise par ailleurs une autre archive télévisuelle, datée de février 1975 : un extrait d’épisode de la sitcom All in the family, alors la plus regardée aux États-Unis. À « l’apogée du débat public » sur les CFC outre-Atlantique, explique l’ancien membre de l’EPA Stephen Andersen qui est interviewé, la mise en garde du personnage Gloria déclarant qu’il est « irresponsable de continuer à utiliser de la laque pour cheveux » aurait « induit une baisse immédiate et spectaculaire des laques et des désodorisants en spray ». [39] Quoiqu’il en fût, les archives télévisuelles et plus généralement audiovisuelles dont le film documentaire fait usage sont autant d’éléments pouvant alimenter l’histoire environnementale. [40]

       Les sciences sociales ont quelque peu pris la mesure de l’importance épistémologique et culturelle des images, auxquelles elles ont accordé une place croissante dans leurs corpus depuis une trentaine d’années. Ce « tournant iconique » doit autant à l’intérêt porté aux aspects matériels de la production des connaissances dans le domaine de l’histoire des sciences depuis les années 1980, [41] qu’à un renouveau de l’histoire culturelle et à une montée en puissance de l’histoire des médias et des sciences de l’information et de la communication. [42] En raison en partie de l’importance historique des images dans les sciences de l’environnement, ce phénomène a été particulièrement marqué au sein des Humanités environnementales. Cependant, les images y demeurent des objets archivistiques sous-exploités.

        Les sciences sociales se sont moins encore intéressées aux archives audiovisuelles, et ceci jusqu’à nos jours, alors que les Humanités numériques sont sur toutes les lèvres. Il est temps que les mentalités évoluent, et les outils de traitement numérique avec eux. On observe depuis quelques années des signaux faibles mais encourageants. D’abord, la méfiance des historiens et sociologues vis-à-vis des archives audiovisuelles – qui tient autant au manque de données documentant le mode de production des archives audiovisuelles qu’au caractère plus « noble » et constant dans le temps du document écrit – est moins marquée aujourd’hui qu’il y a vingt ans. Ensuite, quelques outils voient le jour, permettant de réaliser des recherches rapides au sein des documents audiovisuels numérisés. [43] Enfin, l’évolution récente du droit a facilité l’accès des chercheurs aux archives audiovisuelles (notamment à travers la loi n°2008- 696 du 15 juillet 2008 relative aux archives). [44]

Conclusions

 

        Au fil de cet article, j’ai proposé des éléments de réflexion sur la construction des récits et l’utilisation des images scientifiques et artistiques dans l’éco-documentaire. La recension du film Ozone hole: how we saved the planet m’a permis de pointer des motifs imageants et narratifs récurrents dans l’éco-documentaire, qui entrent en conflit avec des mises en garde formulées par les historiens. D’un côté, j’ai signalé certaines défaillances dans l’administration de la preuve historique (alors que les historiens ont plutôt bien documenté l’affaire de l’ozone – du point de vue des Occidentaux tout du moins). D’un autre côté, j’ai montré que les choix d’acteurs et de causalités effectués dépolitisent le récit passé de l’ozone et excluent les citoyens de l’action actuelle en faveur du climat. Ils ne sont donc guère compatibles avec l’objectif implicite de mobiliser le spectateur afin qu’il agisse politiquement (et ceci, y compris sous son avatar citoyen le moins impliquant, celui d’électeur).

     Des objections de nature semblable peuvent être formulées à l’égard d’autres éco- documentaires et films environnementaux. Ainsi, l’option d’un scénario catastrophe – que l’on retrouve dans le titre de notre documentaire Ozone hole: how we saved the planet – ne rend- il pas l’argument du film vulnérable à des critiques légitimes (il faudrait justifier le choix de ce scénario prospectif particulier), et n’enferme-t-il pas le spectateur dans un divertissement, une impatience ou une sidération peu compatibles avec l’action politique ? La question se pose évidemment dans le cas des fictions mettant en scène de manière spectaculaire des changements climatiques présentés comme d’origine anthropique (Le jour d’après (2004), Geostorm (2017)), qui sont venues rejoindre la catégorie des films-catastrophes, main dans la main avec les films de catastrophes naturelles (Volcano (1997), Deep impact (1998), The impossible (2012), Pompéi (2014)). Elle se pose aussi dans le cas de documentaires multipliant les spectacles de désolation et créant des ambiances anxiogènes, à commencer par le premier éco-documentaire à large audience, Une vérité qui dérange (2006). Autre exemple : dans Dark waters (2019), l’héroïsation d’un avocat lanceur d’alerte triomphant presque seul contre son employeur, le géant de la chimie DuPont (encore lui), n’occulte-t-elle pas toute une chaîne d’acteurs tout aussi indispensables, et ne fait-elle pas des industriels les boucs-émissaires d’un système politico-social qui encourage leurs pratiques ?

      Des objections d’une autre sorte peuvent être exprimées au sujet de films tels que le documentaire Demain (2015) qui misent sur une diffusion massive et universelle des alternatives : ne sont-ils pas oublieux des différences régionales, ainsi que de l’avantage compétitif des États et des grands groupes industriels sur quelque empowerment citoyen ? Et ne prêchent-ils pas exclusivement des convaincus ? Certes, parce qu’ils scrutent et encouragent l’action locale, ces observational eco-documentaries m’apparaissent comme le type d’éco-documentaire le plus prometteur pour mettre les citoyens en mouvement pour lutter contre le changement climatique, la pollution de l’air ou d’autres atteintes à l’environnement qui impliquent une forte mobilisation citoyenne. Mais il serait salutaire qu’ils dépassent plus régulièrement la forme du patchwork des initiatives positives, pour décrire des rapports de force, des mécanismes culturels (anthropologiques, politiques) et des logiques territoriales qui empêchent la diffusion des «bonnes pratiques » au plus grand nombre. Il devient en outre incontournable de s’attaquer non seulement à des territoires peu ou modérément denses comme le font les documentaires sur les néo-ruraux ou sur Grande-Synthe - La ville où tout se joue (2018), mais aussi aux métropoles et aux villes-mondes, qui sont devenues le modèle privilégié de développement urbain pour des raisons économiques, et sont également fréquemment présentées comme les territoires possédant les potentiels de « transition vers le monde bas carbone » les plus immédiatement mobilisables.

      La seconde réflexion que j’ai proposée concerne la place des images et vidéos dans l’histoire environnementale. J’ai exprimé mon souhait de voir les archives audiovisuelles accéder à un rang plus élevé dans le champ. Cette croissance me semble inévitable, à l’heure où les médias audiovisuels occupent une place centrale dans nos esprits de « confinés volontaires dans le monde virtuel », dont ils modèlent les représentations.

        Par ailleurs, j’entrevois des possibilités de collaboration vertueuse entre documentaristes et historiens. Si ces derniers sont fréquemment mis au centre des documentaires historiques (ce qui n’est pas nécessairement un gage de qualité), c’est moins le cas dans l’éco-documentaire, qui préfère à la figure du chercheur en sciences sociales les figures de l’élu, du militant associatif et du scientifique de la nature. [45] Je suggère donc que les éco-documentaristes collectent plus systématiquement les témoignages des chercheurs en sciences sociales. D’abord, le concours de ces derniers permettrait d’obtenir une plus grande rigueur historique, ainsi qu’une plus grande diversité de points de vue (d’autant que leurs analyses sont souvent plus contrastées que celles des scientifiques de la nature, généralement plus consensuelles). Ensuite, cette coopération pourrait en retour sensibiliser les historiens à l’intérêt de mobiliser les documents audiovisuels pour construire leurs récits. Enfin, ceci permettrait de diffuser les travaux des chercheurs en sciences sociales auprès d’un public élargi ; avec, potentiellement, un effet de repolitisation du message documentaire.

      Je propose même que l’on fasse un pas collaboratif supplémentaire, en impliquant plus fréquemment les chercheurs en sciences sociales dans l’écriture des films, en tant que conseillers scientifiques ou même co-auteurs. Les exemples de documentaires écrits par des historiens sont rares. [46] Les chercheurs n’ont souvent ni le temps ni les compétences pour se lancer seuls dans une telle entreprise d’écriture. Ce travail pourrait par conséquent se faire à quatre mains, avec une personne du milieu du documentaire. Le festival Pariscience organise des sessions de rencontre entre documentaristes et universitaires. Je me réjouis de voir naître ce genre d’initiatives institutionnelles, et encourage des démarches plus personnelles.

        Je fais en effet le double pari que de nombreuses coopérations vertueuses pourraient naître entre documentaristes et historiens, et que les éco-documentaires pourraient intégrer les mises en garde des historiens et une diversité plus importante de témoignages tout en touchant un public significativement large. Il existe déjà des exemples réussis (citons par exemple le documentaire OGM. Mensonges et vérités (2016) récemment diffusé sur Arte). L’enjeu le plus grand sera vraisemblablement de convaincre – ou de contourner – les producteurs de l’industrie documentaire en place, souvent arcboutés sur un modèle de films qui, ainsi que je l’ai montré, ne donne pas à voir le caractère multi-niveaux et de long terme des dynamiques politiques et culturelles, et maintient le visionneur dans une position de spectateur de la politique.

Régis Briday

Régis Briday est historien des sciences, de l’innovation et des politiques de l’environnement. Ses travaux décrivent la construction des expertises et des politiques relatives aux pollutions atmosphériques et à leurs effets (changement climatique, destruction de la couche d’ozone, pollution de l’air, pluies acides) depuis les années 1950.

[1] Bondebjerg, Ib, 2020, “Eco-documentaries: Cognition, Emotion and Narrative”, Traverses #2. Traduction de l'auteur. 

[2] Lochhead, Jamie, 2018, Ozone Hole: How We Saved the Planet, durée : 01:00:00, film librement visionnable à l’adresse <http://www.jamielochhead.com/#/ozonehole> Le film a ensuite été diffusé sur Arte, avec pour titre francophone : Ozone : un sauvetage réussi (2018).

[3] Cet article me donne également l’occasion de narrer un moment incontournable mais peu connu de l’histoire environnementale : la construction de la gouvernance de la couche d’ozone.

[4] Bondebjerg, 2020, op. cit.

[5] L’auteur et réalisateur d’Ozone Hole: How We Saved the Planet, Jamie Lochhead, a également écrit et/ou réalisé plusieurs longs métrages documentaires (ou séries documentaires) faisant état des savoirs des sciences de la nature sur le monde animal (Inside Nature’s Giants (2011), Foxes Live: Wild in the City (2013), etc.), ou relatant des épisodes célèbres de l’histoire des sciences (Einstein’s Quantum Riddle (2019), Inside Einstein’s Mind (2015)). L’un d’eux, conçu parallèlement à Ozone Hole: How We Saved the Planet, porte sur la construction scientifique du trou de la couche d’ozone (Saving Planet Earth: Fixing a Hole (2018, Windfall Films, durée : 1:00:00)).

[6] Lochhead, Jamie & Charlotte Hunt-Grubbe, 2018, The Hole: How Ronnie and Maggie saved the world, film librement visionnable à l'adresse <https://youtu.be/M2JzOlRff08>, durée : 00:05:17.

[7] Pour une description fine de la controverse au sein de l’administration Reagan, voir Booth, Nicholas, 1994, How soon is now? The truth about the ozone hole, Simon & Schuster, pp. 327-331

[8] Harrabin, Roger, 2013, “Margaret Thatcher: How PM legitimised green concerns”, BBC website’s article,

8 April 2013, <https://www.bbc.com/news/science-environment-22069768> ; Litfin, Karen, 1994, Ozone Discourses. Science and Politics in Global Environmental Cooperation, Columbia Press, “Chapter 5”

[9] Ainsi, le premier grand film du genre, Une vérité qui dérange (2006), place au centre de la scène le candidat malheureux à l’élection présidentielle des États-Unis en 2000, Al Gore. C Dans le film, explique Ib Bondebjerg, Gore utilise son parcours personnel et ses souvenirs pour créer un pathos et susciter l’émotion ». « L’éthos personnel » de ce personnage médiatique (« son capital sympathie et sa crédibilité politique ») joue un rôle important, à la fois pour convaincre le spectateur et pour induire chez lui un phénomène d’identification [Bondebjerg, 2020, op. cit.].

[10] Lochhead & Hunt-Grubbe, 2018, op. cit., 00:00:15-00:00:21

[11] En ce qui concerne Thatcher, l’auteur du documentaire insiste sur sa connaissance et sa sensibilité à la question de l’ozone, qu’il attribue à sa formation de chimiste. Cette intuition est intéressante et plausible. Mais a contrario, l’ethos des chimistes de l’industrie privée dont Thatcher avait hérité (elle travailla pour BX Plastics puis J. Lyons  & co. au sortir de l’université) ne la prédestinait guère à devenir une écologiste. Ce que, de fait, elle ne devint pas, au contraire. « Par contre, ainsi que l’a expliqué Jonathon Porritt, directeur de la section britannique de Friends of the Earth de 1984 à 1990, les discours de Thatcher « pendant sa courte période verte » ont contribué à « faire décoller » le mouvement environnementaliste au Royaume-Uni à la fin des années 1980. » [citation tirée de Harrabin, 2013, op. cit.]

[12] Haas, Peter, 1992, “Banning Chlorofluorocarbons: Epistemic Community Efforts to Protect Stratospheric Ozone”, International Organization, 46/1, pp. 187-224 ; Conway, 2008, op. cit.

[13] Parson, Edward, 2003, Protecting the ozone layer – science and strategy, Oxford University Press ; Andersen, Stephen & Madhava Sarma, 2002, Protecting the Ozone Layer – the United Nations History, UNEP/Earthscan, pp. 50-91 ; Litfin, 1994, op. cit., “Chapter 4”

[14] Lochhead & Hunt-Grubbe, 2018, op. cit., 00:02:55-00:03:04

[15] Sur ce point, voir par exemple Gribbin, John, 1993, The Hole in the Sky: Man’s Threat to the Ozone LayerBantam Books, pp. 107-162

[16] Walker, Kenneth, 2016, “Mapping the contours of translation: visualized un/certainties in the ozone hole controversy”, Technical Communication Quarterly, 25/2, p. 113

[17] Briday, Régis, 2014, Une histoire de la chimie atmosphérique globale. Enjeux disciplinaires et d’expertise de la couche d’ozone et du changement climatique, thèse de doctorat en histoire, EHESS/Centre Alexandre Koyré, <https://hal.archives-ouvertes.fr/tel-01213826/>, pp. 313-434 ; Lovelock, James, 1990 (1988), The ages of Gaia. A biography of our living Earth, Oxford University press, pp. 167-170

[18] Lochhead, 2018, op. cit., 00:41:49-00:46:20 ; Lochhead & Hunt-Grubbe, 2018, op. cit., 00:04:25-00:05:05

[19] Grundmann, Reiner, 2006, “Ozone and Climate: Scientific Consensus and Leadership”, Science, Technology & Human Values, 31/1, pp. 73-101

[20] Aykut, Stefan & Amy Dahan, 2014. Gouverner le climat ? 20 ans de négociations internationales, Paris, Les Presses de SciencesPo, pp. 261-324 & 400-437

[21] J’ajoute que le documentaire frappe par son occidentalocentrisme, qui ne saurait se justifier simplement par le choix de Reagan et Thatcher comme figures centrales du récit (on observe aussi cet occidentalocentrisme, et plus particulièrement un étatsunocentrisme, chez les historiens, qui ont peu documenté les implications politiques de la crise de la couche d’ozone en dehors des États-Unis, même en ce qui concerne le Japon et l’Europe). Un documentaire qui propose des pistes de réflexion sur la diplomatie environnementale d’aujourd’hui ne peut faire l’économie, a minima, de rappeler quelques récentes reconfigurations marquantes dans la géopolitique, l’économie internationale et la géographie de la production scientifique. Plus généralement, l’occidentalocentrisme de la plupart des films documentaires diffusés en Europe et en Amérique du nord est gênant, non seulement parce qu’il ne reflète pas les nouveaux rapports de force géopolitiques, mais aussi parce qu’il nous maintient, nous Occidentaux, dans une certaine contemplation de nous-mêmes – valorisante ou dévalorisante – peu propice au mouvement.

[22] Ceci ne signifie pas que, au milieu des années 1980, les États-Unis étaient le seul pays riche à promouvoir l’adoption d’un traité international contraignant devant interdire progressivement la production des substances destructrices d’ozone. Ils le faisaient au sein d’un consortium d’États dit « groupe de Toronto », aux côtés du Canada, de la Finlande, de la Norvège et de la Suède.

[23] C’est là l’argument – qui ne me convainc pas – de l’ouvrage : Sarma, Madhava & Kristen Taddonio, 2007, Technology Transfer for the Ozone Layer: Lessons for Climate Change, Earthscan.

[24] Lorsque Thatcher déclare dans son livre Statecraft (2003) que l’effort international pour limiter le changement climatique fournit aujourd’hui « une excuse merveilleuse à l’avènement d’un socialisme mondial », elle ne fait au fond qu’acter l’incapacité du capitalisme actuel à traiter la problématique des émissions de gaz à effet de serre [Thatcher, 2003, in Harrabin, 2013, op. cit.].

[25] Agrawala, Shardul, 1998, “Context and early origins of the Intergovernmental Panel on Climate Change”,

Climatic Change, 39, pp. 605-620

[26] Parallèlement, on a fait la promotion de la transectorialité (prendre en compte la dimension climatique dans chaque secteur d’activité et de l’action publique) et de l’intersectorialité (coordonner plusieurs secteurs pour traiter ce problème)… Avec le risque que ces programmes restent au niveau des discours ou s’enlisent, tant ils impliquent de hauts niveaux de mobilisation et de coordination d’acteurs très nombreux et divers, dont la plupart disposent de surcroît d’outils économiques et communicationnels restreints (comparativement aux États).

[27] Lochhead & Hunt-Grubbe, 2018, op. cit., 00:04:33-00:04:42 ; Lochhead, 2018, op. cit., 00:41:49-00:46:20

[28] Litfin, 1994, op. cit. ; Grundmann, 2006, op. cit.

[29] Grevsmühl, Sebastian, 2017, “A visual history of the ozone hole: a journey to the heart of science, technology and the global environment”, History and Technology, 33:3, pp. 333-344 ; Walker, 2016, op. cit.

[30] Je reproduis les Figures 3 et 4 de Grevsmühl, 2017, op. cit., pp. 339-340

[31] Grevsmühl, Sebastian, 2014, La Terre vue d’en haut. L’invention de l’environnement global, Seuil ; Grundmann, Reiner, 2002, Transnational Environmental Policy: Reconstructing Ozone, Routledge, pp. 171-172

[32] Lochhead, 2018, op. cit., 00:25:40-00:31:08

[33] Même constat au sujet du documentaire Saving Planet Earth: Fixing a Hole, que Lochhead a conçu parallèlement à Ozone Hole: How We Saved the Planet, et qui porte spécifiquement sur la construction de la théorie scientifique de la destruction de l’ozone stratosphérique.

[34] Haraway, 1997, in Walker, 2016, op. cit., p. 107

[35] Daston, Lorraine & Peter Galison, 2007, Objectivity, Zone Books

[36] Depuis sa création en 1958, la NASA mène des « campagnes visuelles » auprès du grand public, auxquelles elle associe des photographes et cinéastes, mais aussi des représentants des arts visuels. Depuis 1962, moment de la création du NASA art program, ceux-ci ont produit une large palette de dessins et de tableaux, qui visent à créer un évènement médiatique autour des missions de la NASA en dépassant l’esthétique des images scientifiques produites quotidiennement par ses équipes, à populariser ses membres et leurs travaux, à réinscrire l’institution dans un long récit de succès et de progrès, etc. (portraits d’astronautes, stylisation de la descente finale de la sonde Cassini vers Saturne fin 2017, visualisations destinées à un large public d’exoplanètes fraîchement découvertes, etc.) [NASA website, 2017, “NASA and Art: A Collaboration Colored with History”, <https://www.nasa.gov/feature/nasa-and-art-a-collaboration-colored-with-history>, page publiée le 18 avril 2017, consultée le 12/06/2020]

[37] Dans le numéro 1 de Traverses, François-Xavier Destors a montré les possibilités offertes par les documentaires animés, « lancé[s] à la quête des traces et des fragments du passé et le « nous » de la mémoire collective » [Destors, François-Xavier, 2017, « Le documentaire animé et l’image réparatrice », Traverses #1].

[38] Entre 1960 et 1974, la production annuelle mondiale de CFC-11 a été multipliée par 5, celle de CFC-12 par 7. Au début des années 1970, la production totale de CFC approchait 1 million de tonnes. Les utilisateurs d’aérosols états-uniens en utilisaient alors à eux seuls 200 kilotonnes environ [Alternative Fluorocarbons Environmental Acceptability Study Data, 1996, in Parson, 2003, op. cit., p. 22].

[39] Lochhead, 2018, op. cit., 00:19:15-00:21:50

[40] Sur le champ de l’histoire environnementale, je renvoie à l’historiographie suivante : Fressoz, Jean-Baptiste, Frédéric Graber, Fabien Locher & Grégory Quenet, 2014, Introduction à l'histoire environnementale, La Découverte

[41] Latour, Bruno, 1986, “Visualization and cognition”, Knowledge and society, 6, pp. 1-40 ; Daston & Galison, 2007, op. cit. ; Grevsmühl, 2014, op. cit.

[42] Guyot, Jacques & Thierry Rolland, 2011, Les archives audiovisuelles. Histoire, culture, politique, Armand Colin

[43] Je pense notamment à la « plateforme d’extraction automatique de métadonnées et d’exploration innovante des contenus audiovisuels » P.I.T.S (Paroles, Images et Textes des Savoirs) proposée sur le site Internet de Canal-U – un projet d’expérimentation mené dans le cadre d’un partenariat entre la Fondation Maison des Sciences de l’Homme et les équipes de recherche d’Orange. Voir : <http://pits.explorescence.com/canalu>

[44] Guyot & Rolland, 2011, op. cit.

[45] Il existe toutefois des exceptions, telles que Les Apprentis sorciers du climat de Pierre-Oscar Lévy (2015), dont l’argument est essentiellement basé sur les travaux de l’historien et philosophe Clive Hamilton.

[46] Je conseille le beau documentaire Mechanical Marvels: Clockwork Dreams qu’a écrit l’historien des sciences britannique Simon Schaffer (2015).

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