

TRAVERSES #2 / L'éco-documentaire
à l'épreuve de l'anthropocène
De la fiction au documentaire :
Le sublime toxique comme
esthétique de l’Anthropocène
Alfonso Pinto [*]

Anthropocene: The Human Epoch, Jennifer Baichwal, Edward Burtynsky, Nicholas de Pencier, 2018 © Mongrel Media - Les Films Seville / Seville International
En 2014, la chaîne américaine HBO commence la diffusion de la première saison de la série True Detective. Dans une inquiétante Louisiane, deux policiers, interprétés par Matthew McConaughey et Woody Harrelson, mènent une enquête sur une série de meurtres. En 2018, dans les salles de cinéma paraît le documentaire Anthropocene: The Human Epoch réalisé par Jennifer Baichwal, Nicholas de Pencier et Edward Burtynsky. Comme le suggère le titre, le film s’inspire de l’hypothèse d’un nouvel âge géologique – l’Anthropocène – qui se fonde sur le fait de considérer l’impact des activités humaines sur la planète au même titre qu’une force tellurique majeure. Dans un fascinant voyage par images, les auteurs nous livrent un portrait des lieux où cet impact se manifeste avec vigueur. Qu’y-a-t-il de commun entre une série polar et un documentaire environnemental ? La réponse pourrait être surprenante : c’est une question d’esthétique, une esthétique de l’Anthropocène, anticipée en quelque sorte dans une production de fiction et utilisée sciemment et massivement dans un documentaire. Dans ce texte nous tenterons de comprendre pourquoi associer le concept d’esthétique à la notion d’Anthropocène. Quelles sont les relations entre l’expression artistique et visuelle et l’hypothèse d’un nouvel âge de la géologie planétaire ? Tout réside dans l’Anthropocène, dans la nature encore variable, parfois ambiguë et changeante, d’une notion qui au fur et à mesure colonise non seulement les sciences de la vie et de la terre et celle de l’humain et du social, mais aussi le débat public à propos des rapports entre sociétés humaines et environnement. Pour essayer de comprendre la nature tout autant « esthétique » de l’Anthropocène, nous nous servirons de ces deux objets audiovisuels, qui, à différents titres et sous des formes et modalités variables, utilisent des codes et des langages porteurs de réflexions approfondies sur le rôle que l’imaginaire environnemental est susceptible de jouer au sein de nos expériences spatio-temporelles.
1. L’Anthropocène ne se mange pas !
Depuis quelques années, l’irruption de la notion d’Anthropocène bouleverse de nombreux secteurs de la science et de la culture. Issu du domaine de la biochimie et de la géologie, l’Anthropocène s’est rué sur les sciences humaines et sociales et commence timidement à sortir des cercles universitaires. Cette notion, à la base, renvoie à une hypothèse plus que fascinante : nous ne sommes plus dans l’Holocène mais dans un nouvel âge marqué par les actions de l’homme. L’argument repose sur le constat que les activités humaines sont désormais à considérer au même titre qu’une force tellurique majeure, capable donc d’engendrer des changements à l’échelle planétaire modifiant radicalement les équilibres biochimiques. On attribue la paternité de cette hypothèse au chimiste Paul J. Crutzen, qui aurait prononcé ce mot magique au début des années 2000. En réalité le terme « Anthropocène » avait déjà fait sa parution au début du XXème siècle, pour être repris plus récemment (dans les années 1980 et 1990) par le biologiste Eugene F. Stoermer et par le journaliste Andrew Revkin. Toutefois, c’est bien Paul J. Crutzen qui confère au mot une nouvelle vitalité. Pendant un colloque au Mexique, en 2000, le chimiste de l’atmosphère se lève en criant « Non ! Nous ne sommes plus dans l’Holocène mais dans l’Anthropocène ». [1] C’est à ce moment précis que le vigoureux et spectaculaire propos de Crutzen se transforme en une véritable hypothèse géologique. Vingt ans plus tard, l’Anthropocène reste encore une notion que la communauté scientifique – les géologues en particulier – est en train d’évaluer.
Pour ce qui concerne les sciences de la vie et de la terre, le débat suit son cours. Quelques années plus tard, en revanche, l’Anthropocène dépasse les frontières épistémologiques et se rue sur les sciences humaines et sociales qui se laissent séduire par une notion capable de produire une série de questionnements concernant non seulement les rapports entre l’Homme et la Nature, mais aussi à propos de nos rapports aux temps historiques et géologiques, à l’espace géographique multi-scalaire, à propos de la centralité de l’Homme et de son destin comme espèce. La réflexion a donc pris une tournure tout autant philosophique. À ce sujet les historiens des sciences Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz affirment que l’Anthropocène constitue un point de non-retour, « une bifurcation dans l’histoire de la Terre, de la vie et des humains ». [2] Le philosophe Bruno Latour fait de l’Anthropocène le « concept philosophique, religieux, anthropologique et politique le plus décisif jamais produit comme alternative aux idées de la modernité » [3], et surtout susceptible de combler la séparation entre Nature et Culture entre l’histoire des hommes et celle de la vie et de la terre. Le débat qui en suit est bien évidemment richissime et se répand à plusieurs niveaux, permettant ainsi un rapprochement théorique – inédit quant aux implications possibles – entre les sciences de la vie et de la terre et celles humaines et sociales.
Toutefois l’Anthropocène repose sur un paradoxe, ou plus prudemment, sur une étrangeté. Au fond, cette notion appartient pour le moment essentiellement au domaine de l’épistémologie, au sens que l’hypothèse d’un nouvel âge géologique de matrice « humaine » n’est pas le fruit d’une ou plusieurs découvertes nouvelles. Les phénomènes qui ont permis de nourrir cette idée sont connus : la connaissance de l’impact des activités humaines sur les systèmes biochimiques et géologiques de la Terre ne date pas d’aujourd’hui. De ce point de vue, derrière l’Anthropocène émerge une réflexion concernant une manière nouvelle de concevoir la place de l’humanité dans la planète considérée comme un système complexe et vivant. « L’humanité, notre propre espèce, est devenue si grande et si active qu’elle rivalise avec quelques-unes des grandes forces de la Nature dans son impact sur le fonctionnement du système terre ». [4] L’Anthropocène, d’une certaine manière, donne un nom à une série de phénomènes que non seulement nous connaissons (et que nous continuons d’étudier), mais qui ne sont pas tout à fait récents. D’ailleurs, l’échelle des âges géologiques suggère bien des périodes longues, souvent incompatibles avec les temporalités humaines et même historiques. Il suffit de penser à l’une des premières querelles concernant cette notion : depuis quand sommes-nous dans l’Anthropocène ? Autrement dit, à quel moment est-il légitime de considérer l’âge de l’Holocène dépassé ? Les hypothèses se multiplient. Crutzen par exemple suggère la révolution industrielle et à titre conventionnel opte pour l’invention de la machine à vapeur de Watt à la fin du XVIIIème siècle. Ces bornes temporelles ne font pas l’unanimité. Certains suggèrent de repousser les limites en arrière jusqu’à la sédentarisation néolithique et à l’invention de l’agriculture. D’autres, au contraire, proposent un rapprochement et visent la grande accélération de la deuxième moitié du XXème siècle, symbolisée par l’invention de la bombe atomique qui représente la capacité de l’humanité de s’autodétruire en un temps très rapide.
Le débat, comme on vient de le dire, est encore in fieri. Deux constats toutefois s’imposent. Le premier concerne la place que l’Anthropocène occupe en dehors des cercles purement académiques. Même si le terme n’a pas encore franchi entièrement la frontière entre savoirs spécifiques et savoirs collectifs, les questions qu’il mobilise deviennent de plus en plus pressantes à un niveau toujours plus diffusé. Contrairement à certaines vulgates, l’écologie et en général la pensée écologique ne sont pas non plus une invention récente. Toutefois, l’objectivation de certains phénomènes (notamment les changements climatiques et leurs effets à court, moyen et long-terme) a redonné vigueur à une question environnementale qui semblait avoir perdu de son élan. Les alarmismes écologiques, les négationnismes (encore trop puissants), les rapports entre société, humanité et environnement, ont fait une irruption massive au sein des inquiétudes collectives en intégrant à la fois les questions économiques, sociales et politiques. De ce point de vue, la véritable force de l’Anthropocène est probablement politique et vise à rassembler dans un nouvel élan la conscience environnementale.
Le deuxième constat concerne la portée esthétique de la notion. L’historien des sciences Jean-Baptiste Fressoz, déjà auteur avec Christophe Bonneuil de l'un des ouvrages de référence du panorama francophone, affirme que « la force de l’idée d’Anthropocène n’est pas conceptuelle, scientifique ou heuristique : elle est avant tout esthétique. À l’heure actuelle, le concept d’Anthropocène est une manière brillante de renommer certains acquis des sciences du système-terre ». [5] Pourquoi donc une hypothèse géologique impliquerait-elle un phénomène esthétique ? Quel est le rôle de cette esthétique au sein des questions concernant les rapports entre humanité, société et environnement ?
2. L’esthétique de l’Anthropocène
Le concept d’esthétique demeure très polysémique et ses variations basculent entre le langage courant et celui de la philosophie et des études spécifiques. Dans son Vocabulaire technique et critique de la philosophie, André Lalande distingue l’adjectif « esthétique » du substantif éponyme. Le premier se réfère à tout ce qui concerne le beau, tandis que le deuxième dénote une science « ayant pour objet le jugement d’appréciation en tant qu’il s’applique à la distinction du Beau et du Laid ». [6] Plus bas Lalande indique une première variation d’usage au sein de l’œuvre d’Emmanuel Kant. Ce dernier, dans Critique de la Raison Pure, emploie l’expression Transcendentale Aesthetik pour désigner les formes a priori de la sensibilité, c’est- à-dire le temps et l’espace. En revanche, dans la Critique du jugement, le vocable « esthétique » évoque les réflexions référées aux jugements d’appréciation, en s’approchant donc du sens offert par Lalande (science du Beau et du Laid). C’est toujours au XVIIIème siècle que l’usage du mot commence à assumer sa signification moderne. Peu avant Kant, ce fut le philosophe Alexander Baumgarten qui dédia son attention à l’esthétique en la définissant comme une forme de connaissance intuitive et sensible. À côté des vérités philosophiques et mathématiques, il en existerait une autre qui est historique, poétique et rhétorique. La définition la plus actuelle est offerte par le Dictionnaire de philosophie italien Treccani qui définit l’esthétique comme une « expérience » qui se détermine au moment où l’on juge, suite au regard, une œuvre d’art, un objet, un individu ou un paysage naturel. [7]
Comme on le sait bien, du point de vue philosophique, la question de l’esthétique est gigantesque. En outre, nous pouvons remarquer un décalage entre les usages communs et récurrents du mot et ses acceptions spécifiques et philosophiques. Dans le langage courant, « esthétique » (tant sous la forme adjectivée que substantivée) englobe les idées de forme, d’apparence visible, en présupposant une séparation tout autant conceptuelle entre les formes sensibles et les contenus de l’expression. Bien évidemment les choses sont plus complexes, et aujourd’hui la séparation entre la forme et le contenu est généralement considérée fallacieuse. À titre d’exemple, on peut citer le philosophe italien Antonio Gramsci : « Que la forme et le contenu coïncident signifie seulement que dans l’art le contenu n’est pas ‘le sujet abstrait’, c’est-à-dire l’intrigue romanesque ou la masse particulière de sentiments génériques, mais que le contenu de l’art est l’art lui-même, une catégorie philosophique, ‘un moment distinct’ de l’esprit ». [8] Pour comprendre l’importance de l’esthétique et surtout sa place dans le débat sur l’Anthropocène, il est indispensable de partir du constat que la séparation nette entre les formes et les contenus de l’expression est pour le moins problématique. L’esthétique est également une forme de connaissance sensible qui repose sur une équation bien plus complexe et riche qu’une simple séparation entre signifiant et signifié.
Chercher à distinguer une ou plusieurs esthétiques de l’Anthropocène implique inévitablement une référence à l’importance des images et à leur rôle dans les processus de représentation et de figuration du monde. Les différentes formes d’imagerie environnementale sont à la base d’un plus grand processus de sensibilisation collective. Autrement dit, ce sont les images qui ont joué et qui jouent un rôle déterminant dans la diffusion et dans l’ancrage de l’éventuel renouvellement de notre culture environnementale. Pour les sciences de la vie et de la terre, l’Anthropocène est avant tout un problème épistémologique, qui concerne donc le classement des époques géologiques. Nul ne doute de l’impact que les activités humaines ont et ont eu sur les équilibres biophysiques de la planète. C’est dans d’autres domaines que, paradoxalement, l’Anthropocène devient un argument plus délicat et ramifié. Derrière un classement géologique se cache une mutation possible de nos expériences collectives, de nos manières de concevoir les rapports entre humanité, société et environnement planétaire. D’un côté nous avons une science qui a de facto déjà prouvé les effets néfastes d’une certaine façon d’occuper la surface de la planète, de l’autre nous avons un débat public, des visions politiques, des sentiments et des perceptions collectives variables et en mutation constante.
Si pour les géologues l’Anthropocène est un nom, pour les autres domaines (scientifiques et publics) ce dernier peut raisonnablement indiquer un changement profond de notre imago mundi, un processus qui vise à consolider une nouvelle Weltanschauung, une modalité nouvelle de nous appréhender nous-mêmes et le monde dans lequel nous vivons non seulement en tant qu’individu ou société, mais surtout en tant qu’espèce biologique. Dans la définition de cette imago mundi, les imageries environnementales sont à considérer comme un instrument et un véhicule de signification d’importance capitale. Ce sont les images qui permettent la médiation entre les représentations scientifiques des phénomènes en question (comme le réchauffement climatique, la salinisation des océans, la recrudescence des extinctions, etc.) et leur visibilité collective, même si parfois ce processus risque de produire des appréciations approximatives, superficielles ou même trompeuses.
Les images permettent en outre d’envisager et de prendre en compte un autre enjeu lié à l’Anthropocène : le décalage d’échelle. Des concepts tels que l’ « âge géologique », des phénomènes comme le réchauffement climatique, la salinisation des océans ou les altérations des cycles de nitrates reposent sur une très grande échelle - à la limite du gigantesque - et cela non seulement d’un point de vue strictement géographique mais aussi temporel. Les images pourraient permettre de donner une visibilité collective à des phénomènes difficilement représentables en dehors des savoirs spécifiques. Ce qui reste à évaluer concerne les modalités avec lesquelles les images prennent en charge la diffusion de ces contenus, et surtout l’action et les effets de tous les pièges qui se cachent derrière la communication visuelle. C’est ici l’importance de l’esthétique de l’Anthropocène considérée comme la formalisation d’un processus de médiation et de représentation qui décrit, mais qui en même temps contribue à forger les rapports à la problématique environnementale.
3. Le rôle du sublime.
Comme évoqué plus haut, la question de l’esthétique implique l’expérience, c’est-à-dire une connaissance sensible liée à nos manières d’experire (faire l’expérience) les articulations spatio-temporelles qui régissent notre rapport au monde. L’expérience de l’Anthropocène semblerait avoir une connotation très précise. Elle est avant tout une expérience du sublime. Selon Jean-Baptiste Fressoz, « le discours de l’Anthropocène correspond (…) assez fidèlement aux canons du sublime tels que définis par Edmund Burke en 1757 ». [9] Tout comme le mot « esthétique », le sublime est victime d’un usage souvent abusif, parfois inapproprié par rapport à son sens premier. Le sublime n’est pas un synonyme de beau. Étymologiquement, « sublime » provient du latin sub + limen, littéralement « sous la limite ». L’acception moderne du terme est due à Edmund Burke et à Emmanuel Kant. Pour le premier, le sublime est une sorte d’ « horreur paisible » dérivant du fait que le sujet perçoit un danger ou un risque comme la perception de l’informe, du terrible, du démesuré. Cette perception est liée indissociablement à la nature et à ses forces, les véritables éléments qui produisent cette expérience. « L’expérience du sublime est associée aux sensations de stupéfaction et de terreur ; le sublime repose sur le sentiment de notre propre insignifiance face à une nature lointaine, vaste, manifestant soudainement son omnipuissance ». [10] C’est la magnificence de la nature, sa force potentiellement destructrice, qui provoque donc ce sentiment de terreur, cette recherche d’une « position » juste au-dessous des limites de notre propre expérience. Emmanuel Kant insiste sur l’idée d’une appréciation sensible. Le sublime pour lui est ce qui, « pour le fait de pouvoir seulement le penser, atteste une capacité de l’âme supérieure à toute mesure sensorielle ». Pour le philosophe de Königsberg, c’est la magnificence de la nature, sa puissance, sa force potentiellement destructrice qui génère ce sentiment d’égarement et de frustration permettant à l’homme de prendre conscience de sa supériorité morale. Cette supériorité est due à la capacité d’agir moralement. Grâce à cette expérience, l’homme éprouve les limites de la rationalité et admet l’existence d’une dimension extra-sensible qui se manifeste sur un plan purement émotif. [11]
On voit bien donc comment les relations homme-nature sont au centre de la question du sublime. Afin de mieux saisir la portée esthétique de la notion d’Anthropocène, Fressoz cite efficacement un passage de Crutzen : « L’humanité, notre propre espèce, est devenue si grande et si active qu’elle rivalise avec quelques-unes des grandes forces de la Nature dans son impact sur le fonctionnement du système terre (…). Le genre humain est devenu une force géologique globale ». [12] Le sentiment romantique et bourgeois de cet égarement face à des forces qui échappent à notre contrôle, qui nous fascinent et nous hantent en même temps, dont nous apprécions la magnificence mais dont nous craignons la puissance potentiellement destructrice, change donc son propre référent. Ces forces n’appartiennent plus au domaine d’une Nature séparée de l’Homme, mais dérivent de ce dernier, de ses capacités, de ses activités. « La terreur sacrée de la nature est transférée à une humanité colosse géologique ». [13] La nouvelle esthétique de l’Anthropocène comporte ainsi le passage crucial d’une dimension naturelle à une dimension artificielle.
En revanche ce changement de référent est bien plus articulé et commence à se manifester bien avant le débat sur l’Anthropocène. Le XIXème siècle, une période qui demeure décisive pour comprendre notre contemporain, affichait déjà une mutation esthétique dans le sublime. Si le romantisme qui dominait la première moitié du siècle est le moment du sublime naturel, ensuite l’avancée de l’industrialisation, les progrès scientifiques et technologiques, les gigantesques changements économiques, sociaux et culturels, ont provoqué l’irruption de ce que l’on peut définir comme « sublime technologique ». [14] Comme nous le rappelle toujours Jean-Baptiste Fressoz, « le sublime transféré à la technique jouait un rôle central dans la diffusion de la religion du progrès : les gares, les usines et les gratte-ciel en constituaient les harangues permanentes ». L’historien des sciences insiste sur deux points dignes d’intérêt : le premier concerne le rôle de cette esthétique dans le contexte du capitalisme et de son rôle décisif dans le développement des phénomènes qui nous ont conduit à parler d’Anthropocène aujourd’hui. Selon cette perspective les termes « Anthropocène » et « Capitalocène » ne s’articulent pas sur un régime d’opposition. Le deuxième point insiste sur les risques de cette esthétique dans le cadre d’un plus grand processus d’abstraction des rapports entre nature et humanité. Autrement dit, un modèle de développement – le capitalisme industriel – est devenu tellement majoritaire, tellement indiscutable au point de devenir « une seconde nature ». Or, on sait bien à quel point ce modèle de développement repose sur la maîtrise et l’exploitation de la nature. Les effets de cette « naturalisation » de quelque chose d’artificiel et de profondément idéologique ont été résumés par la fameuse phrase attribuée tant à Fredric Jameson qu’à Slavoj Zizek : « il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme ».
L’esthétique de l’Anthropocène repose donc sur des changements de référent qui ont concerné l’expérience du sublime. Si le registre des forces naturelles cède la place aux puissances techniques de l’homme déjà dans la modernité triomphante de la deuxième moitié du XIXème siècle, l’Anthropocène se caractérise aujourd’hui par l’ajout d’un référent artificiel ultérieur : le sublime toxique. Nous allons tenter de décrire les articulations entre ces référents artificiels à travers deux rencontres entre la photographie et l’audiovisuel.
4. De True Detective à Anthropocene: The Human Epoch
4.1 True Detective et Petrochemical America
En 2018, j’ai publié un article à propos des imaginaires géographiques dans la série True Detective. [15] L’objet était de réfléchir à la manière à travers laquelle les auteurs avaient mis en scène les espaces de la série, à savoir la Louisiane et en particulier la zone du bas cours du Mississippi entre les villes de Baton Rouge et la Nouvelle Orléans. Cette analyse s’est nourrie de nombreuses contributions sur la série, sur les imaginaires du Bayou et des espaces humides en général et sur le Southern Gothic. Plusieurs éléments ont surgi. Premièrement, la correspondance entre la géographie diégétique et le contexte extra-diégétique de sa production. Globalement la série a été tournée là où l’histoire est censée se dérouler. L’attention s’est focalisée sur le paysage dominant : le corridor pétrochimique louisianais, l’une des zones industrielles les plus denses des États-Unis et tristement connue sous le nom de « Cancer Alley » en raison des problèmes environnementaux et de leurs effets sur la santé de la population concernée. L’une des conclusions de mon analyse reposait sur une interprétation métaphorique de la série américaine qui, derrière un scénario policier, mettait en scène un territoire dévasté par des décennies de pollution pétrochimique et une population « intoxiquée » par cette contamination. J’avais en particulier mis en exergue la transformation dans la série de l’imaginaire du marais. D’espace sauvage et indomptable par excellence, de locus horridus, de lieu hébergeant une nature sauvage, menaçante et hostile, le Bayou de True Detective devient le théâtre d’un véritable écocide toxique… Le Bayou reste donc un locus horridus, mais par rapport à l’imaginaire cristallisé, cette fois c’est l’activité humaine qui lui confère le caractère monstrueux et malsain symbolisé entre autres par les personnages de la série, par leurs addictions, leurs perversions, leurs maladies physiques et mentales. « True Detective plonge le spectateur au sein d’un univers fait de vulnérabilité, de précarité physique et économique, au sein d’une Amérique en ruine qui fait face à une hybris ancestrale. Il s’agit d’une réalité marquée par la pauvreté, la décadence, la pollution industrielle et rappelant l’idée d’une apocalypse qui a déjà eu lieu ». [16] Ensuite, un aspect crucial pour comprendre le fonctionnement esthétique de la série est le rapport direct avec le travail photographique Petrochemical America. [17] Ce dernier est le résultat d’une collaboration entre le photographe Richard Misrach et la paysagiste Kate Orff. Pendant environ dix ans, Misrach a parcouru Cancer Alley en réalisant un travail photographique qui a ensuite été accompagné par un apparat cartographique montrant les différents enjeux de la production pétrochimique dans la zone et de ses effets sur les écosystèmes et sur la biologie humaine. Le rôle des photos de Misrach a été très important pour toute l’esthétique de la série, dès son générique pour lequel certaines d’entre elles ont été retravaillées. Comme l’affirme Patrick Clair, directeur de la société Elastic qui a réalisé le générique, « visuellement nous avons été inspirés par les photographies en double exposition. Des portraits fragmentés, réalisés en utilisant les silhouettes humaines comme des fenêtres donnant sur des parties de paysage, étaient efficaces pour montrer des personnages marginalisés ou partagés à leur intérieur. Pour le générique, il faisait sens de caractériser les portraits des personnages principaux en les projetant dans les lieux où ils vivent. Cela est devenu une modalité visuelle pour faire ce que toute la série fait dans sa narration : révéler les personnages à travers les lieux ». [18]

Figure 1 : Photogramme du générique de True Detective. On peut reconnaitre la photographie de Misrach « Sugar Cane and Refinery » juxtaposée au portrait de Matthew McConaughey.
Plus précisément, le chercheur Christopher Lirette affirme que « l’influence de Petrochemical America ne réside pas uniquement dans le générique, mais elle plonge dans l’histoire en créant une géographie hétérogène, un palimpseste de la Louisiane avec des significations et des généalogies distinctes et articulées ». [19] Donc le rôle des images de Misrach traverse toute la mise en scène à partir notamment du choix des locations, des paysages dominants et, bien évidemment, de la manière de mettre en scène le territoire. Cette esthétique « pétrochimique » s’inscrit également dans le registre d’un sublime qui a subi le passage du naturel à l’artificiel. La nature sauvage et inquiétante du Bayou apparaît profondément transformée par les gigantesques installations pétrochimiques qui transforment ce territoire en un locus horridus toxique, délaissé, en souffrance. Le wilderness du marais cède la place à un wasteland toxique, tout autant inhospitalier.
Toutefois, malgré la présence récurrente d’installations humaines de grande taille - les barrages du Mississippi mais surtout les usines pétrochimiques – le sublime de Misrach et de True Detective ne peut pas se qualifier de « technologique », du moins selon la description que propose Jean-Baptiste Fressoz, à savoir cette fusion entre première et deuxième nature, cette « union majestueuse des sublimes naturels et humains ». [20] Le sublime de Misrach (et de True Detective) provient d’autres facteurs tels que la composition et les perspectives du cadre, les chromatismes et les lumières. Les photos de Misrach privilégient souvent une juxtaposition d’éléments différents. Les installations pétrochimiques (usines, pipelines, navires, etc.) sont souvent inscrites dans un paysage qui laisse entrevoir sa réelle vocation naturelle (les rives verdoyantes du Mississippi, le Bayou et les différents espaces humides). Parfois ce sont deux éléments artificiels – aux fonctions et aux significations différentes – qui se juxtaposent. Les installations pétrochimiques « coexistent » dans le cadre avec des maisons ou d’autres artefacts qui suggèrent le vécu quotidien d’une population, et cet aspect intervient malgré l’absence quasi-totale de figures humaines. Cette absence prend tout son sens dans la dialectique entre le cadre et le hors-cadre. Le fait de montrer des espaces vécus, mais privés de toute présence humaine, renforce l’incompatibilité entre l’usine et la vie humaine, ainsi que l’un des effets indéniables de cette coexistence : l’abandon. Au-delà de l’inspiration fictionnelle pour une série policière, l’œuvre de Misrach repose sur un principe de réalité indéniable et matériel : la contamination industrielle et ses effets sur le vivant. Le défi esthétique concerne la quête de visibilité pour une série de phénomènes qui sont très difficiles à montrer. On parle bien évidemment de la pollution toxique et des maladies qui lui sont associées. Comme l’a suggéré entre autres C.R. Kelly (2017), la référence esthétique de la série, en raison notamment de ses liaisons avec le travail de Misrach, s’inscrit dans la catégorie du sublime toxique.


Figure 2 : Un extrait de Petrochemical America. Une photographie de Misrach a été utilisée comme fond pour la section didascalique réalisée par Kate Orff.
4.2. Burtynsky et Anthropocene: The Human Epoch
Comme nous le rappelle Jennifer Peeples [21], la notion de sublime toxique est centrale pour comprendre l’œuvre visuelle du photographe Edward Burtynsky. Ce dernier, en collaboration avec les réalisateurs Jennifer Baichwal et Nicholas de Pencier, est l’auteur du documentaire Anthropocene: The Human Epoch (2018). Cette fois-ci, la rencontre entre photographie et audiovisuel est bien formalisée et structurée à travers les codes du documentaire environnemental. Le film fait partie d’un plus large projet multimédia qui cherche à rapprocher les recherches scientifiques à propos de la chrono-stratigraphie de la terre et la culture visuelle (photographie, documentaire, 3D et réalité augmentée). Le point de départ est le travail du Working Group on the Anthropocene, c’est-à-dire le projet scientifique qui travaille dans le but d’obtenir l’approbation définitive de l’hypothèse de Crutzen. Parmi les scientifiques de ce groupe, Jan Zalasiewicz et Colin Waters ont participé activement au projet de Burtynsky, Baichwal et de Pencier en fournissant l’expertise scientifique et en proposant des travaux de vulgarisation. [22] Au-delà du film, le projet prévoit la réalisation d’une série d’expositions photographiques réalisées par Burtynsky au Canada et en Europe, ainsi qu’une intense activité de vulgarisation pédagogique en contexte scolaire soutenue par la Royal Canadian Geographical Society. Comme le dit la présentation en ligne : « En combinant art, film, réalité virtuelle, réalité augmentée et recherche scientifique, le projet interroge l’influence humaine sur l’état, la dynamique et le futur de la Terre ». [23] Le film est le troisième chapitre d’une trilogie qui avait débuté en 2006 avec Manufactured Landscapes qui raconte les voyages du photographe Edward Burtynsky afin de documenter les altérations humaines du paysage. Quelques années plus tard, le film Watermark (2013), comme le dit le titre, se focalise sur les questions liées aux usages de l’eau dans différents endroits de la planète.

Figure 4 : Élévage de poisson de Chine, Edward Burynsky.
Le troisième volet cherche à transformer en un récit par images les éléments essentiels de la question chrono-stratigraphique de l’Anthropocène actuellement en cours de validation. Le film s’ouvre sur une cérémonie au Kenya lors de laquelle les autorités brûlent publiquement une quantité gigantesque de défenses d’ivoire réquisitionnées aux braconniers. D’ici débute un voyage qui explore visuellement la ville minière de Norilsk en Russie (l’une des plus polluées de la planète), la mine de charbon de Hambach en Allemagne, les carrières de marbre de Massa Carrara en Italie, les piscines d’évaporation de lithium du désert d’Atacama, la construction d’un immense barrage brise-vague en Chine, une mine de potassium en Russie, etc. L’empreinte de l’esthétique de Burtynsky est non seulement évidente et manifeste, mais constitue l’enjeu principal de toute la mise en scène. De manière cohérente avec les deux œuvres qui l’ont précédé, Anthropocene: The Human Epoch affiche une démarche non-didactique, dans laquelle l’expérience du visible est dominante. Le résultat de ce choix est la place limitée accordée aux informations verbales en voix-off ou en surimpression. Plutôt que d’essayer de vulgariser et de rendre accessible les points essentiels du débat géologique (pourquoi et comment nous sommes parvenus à proposer un changement dans nos critères de classification géologique), l’intention consiste à orienter l’œuvre vers la mise en place d’une expérience sensible. Comment rendre à l’écran une problématique scientifique qui concerne la chrono-stratigraphie de la Terre et qui agit donc sur des échelles spatiales et temporelles gigantesques ? D’une certaine manière, on pourrait penser à un paradoxe, à une contradiction se manifestant dans la différence substantielle, scientifique et philosophique entre une démarche scientifique fondée sur l’observation et la mesure des phénomènes et l’expérience, ou bien une forme de connaissance sensible.
En réalité le documentaire, volens nolens, prend en compte l’éventail de significations variées assumées par la notion d’Anthropocène en se focalisant notamment sur un problème d’échelle : comment représenter une époque géologique ? Comment conférer une visibilité narrative à quelque chose qui agit au niveau global et sur une échelle temporelle gigantesque ? C’est probablement pour répondre à cet enjeu qu’intervient le sublime. Somme toute le documentaire ajoute du son et du mouvement à l’esthétique de Burtynsky que l’on retrouve dans les compositions formelles et chromatiques qui confèrent aux paysages cette beauté fascinante, déroutante, mais en même temps inquiétante. Nous assistons régulièrement à des séquences construites selon un même schéma : la scène s’ouvre avec des plans montrant des éléments difficiles à identifier et reconnaître. L’accentuation des chromatismes et des structures tend donc à l’abstraction. Ce sont les mouvements de la caméra, notamment des travellings arrière ou des panoramiques latéraux qui permettent, au fur et à mesure, la reconnaissance de l’objet/structure et son insertion au sein d’un contexte qui nous permet de l’identifier. Tout aussi souvent, le choix de cadrage, le point de vue employé par le réalisateur pour placer la caméra, provoque un manque de repère chez le spectateur qui peine à se situer dans l’espace filmique. À ce sujet, les prises aériennes ou surélevées contribuent à priver l’image de proportions scalaires, en exagérant parfois la désarticulation des échelles.
Il s’agit d’un choix esthétique que Burtynsky a déjà employé dans des séries photographiques comme Quarries, Mines, Water ou Salt Pans, et qui, in fine, se caractérise par une tendance exacerbée à l’abstraction et à la désorientation de l’observateur. En quelque sorte, l’expérience visuelle proposée nous suggère l’impossibilité de saisir pleinement les dimensions de l’Anthropocène. Mais les enjeux de ce choix dépassent le problème de la mesure. Les objets et les paysages représentés semblent exprimer la quête d’une beauté virginale, d’une pureté esthétique qui se réalise à travers une mise en scène profondément artificielle. La construction de l’image et de ses effets est manifeste, évidente et ne peut que produire visuellement un court-circuit cognitif. L’indéniable beauté des compositions et des chromatismes se heurte inévitablement au processus de reconnaissance, et donc avec les contenus de ce que l’on voit. Une première image paraît à l’écran. Elle suscite tout d’abord notre émerveillement, notre stupeur. Ensuite, grâce aux mouvements de la caméra ou tout simplement à d’autres cadrages, nous parvenons à reconnaître qu’il s’agit de déchets, d’un paysage dévasté, d’un élément polluant ou profondément altéré par les actions de l’homme. Ce type d’expérience rentre pleinement dans le cadre d’un sublime artificiel. La beauté virginale mais tout de même menaçante de la nature cède la place aux puissances destructrices de l’homme.
Dans son analyse du sublime toxique chez Burtynsky, Jennifer Peeples résume une série d’oppositions générant l’expérience du sublime toxique : beauté vs laideur, grandeur vs insignifiance, connu vs inconnu, habitation vs désolation, sécurité vs risque. En ce qui concerne en particulier le documentaire, les oppositions les plus employées sont celles qui opposent la beauté et la laideur et surtout la grandeur et l’insignifiance. Prenons par exemple les défenses d’ivoire dévoilées dans la première séquence. Leurs cumuls sont énormes et au début on peine à comprendre leur échelle par rapport à la taille humaine. D’une manière similaire, et encore plus troublante, le problème de taille se manifeste dans la séquence sur les carrières de marbre à Carrara, où les formes et les couleurs de ce paysage « creusé » brouillent les perceptions du spectateur en rendant difficile sa mise en situation diégétique. Dans un autre exemple, la séquence de la gigantesque mine de Hambach dans laquelle nous ne parvenons pas à saisir réellement la taille des énormes machines excavatrices. L’insistance sur cette grandeur démesurée est un élément essentiel pour comprendre le sublime. Selon Kant – comme nous le rappelle Peeples – un objet est sublime quand sa grandeur sort non seulement du cadre, mais aussi de notre capacité d’appréhension. S’en suit la précision fondamentale à propos de la nature « artificielle » et « toxique » de ce sublime : « je définis l’expression sublime toxique comme la tension qui surgit en reconnaissant la toxicité d’un lieu, d’un objet ou d’une situation qui en même temps produit un sentiment de mystère, de magnificence et de stupeur ». [24] Toutefois, par rapport aux séries photographiques analysées par Peeples, le film propose différentes formes de sublime artificiel qui englobent également la question technologique évoquée par Fressoz. En ce qui concerne le sublime toxique, le passage du registre naturel à celui artificiel persiste, mais dans ce cas les choses se compliquent davantage car la « toxicité » ne se manifeste que rarement sur le plan du visible : « le sublime toxique produit une dissonance en montrant simultanément la beauté et la laideur, la grandeur de l’œuvre et l’insignifiance des humains, en illustrant ce que nous connaissons de la production et les effets inconnus, le problème du rôle de l’individu dans un paysage toxique qui suscite en même temps les sentiments de sécurité et de risque, de puissance et d’impuissance ». [25]
Nous pouvons définir l’imagerie de Burtynsky comme une radicale et perpétuelle quête du sublime artificiel, soit-il toxique ou technologique. C’est un choix qui cependant n’est pas dépourvu d’implications éthiques et politiques. Selon Susan Sontag, la photographie possède « une influence cruciale pour donner forme aux crises et aux catastrophes qui retiennent notre attention ». [26] Des épidémies aux désastres, « les images augmentent la conscience de la fragilité de nos systèmes de vie face à différentes formes de risques ». [27] L’analyse esthétique réalisée par Peeples mentionne en revanche plusieurs critiques que les choix esthétiques de Burtynsky ont suscité, et qui se retrouvent dans le film Anthropocene: The Human Epoch. Nous avons vu que le court-circuit cognitif du sublime repose sur le décalage entre la perfection formelle des images et la nature des phénomènes que ces dernières représentent : rendre beau, fascinant, presque désirable ce qui en revanche ne l’est pas et ne peut pas l’être. Les critiques reportées par Peeples insistent sur ce point en se demandant si ce processus esthétique serait une manière de banaliser sa portée critique. Burtynsky, quant à lui, a toujours précisé et revendiqué le but non didactique de son travail, ainsi que son intention d’éviter tout jugement éthique ou moral à propos des phénomènes qu’il représente. Ce choix qui au premier regard pourrait paraître neutre est le fruit d’un projet visuel précis. Le sentiment d’abstraction, le dépaysement, les brouillages d’échelle, produisent une inévitable distance physique et scalaire qui souvent écarte le sujet de l’objet.
Mais somme toute, ce projet visuel est in fine très cohérent avec le sens premier de l’Anthropocène. Comment par exemple traduire en images une époque géologique ? L’Holocène n’a jamais fait l’objet d’opérations similaires. L’âge de l’humain, en tant qu’époque géologique, est quelque chose qui paradoxalement est incompatible avec les spatialités et les temporalités des êtres humains. Une époque géologique se mesure en milliers et milliers d’années et englobe la totalité de la planète en tant qu’entité unique et homogène. En outre, le décalage de mesure, la difficulté du spectateur à se situer dans les dimensions diégétiques est un aspect qui renforce l’idée d’incompatibilité entre la vie humaine et les modifications subies par la planète. La neutralité de l’enjeu non didactique et apparemment dépourvu de jugement éthico-moral est donc illusoire. Car l’Anthropocène, par rapport aux autres époques géologiques, est une notion profondément connotée, porteuse d’une prise de conscience politique et environnementale. L’homme produit quelque chose qui dépasse largement et impitoyablement les échelles de l’humain.
De ce point de vue, le documentaire ne cherche pas à justifier cette hypothèse, ni à en décrire les phénomènes qui justifient son existence. Pour saisir l’importance de ce type d’imagerie environnementale, il faut se pencher sur le terrain de l’expérience que le film cherche à produire plutôt que décrire. Et en effet, l’Anthropocène est avant tout un objet sublime qui en tant que tel nous émerveille, nous fascine et nous inquiète, non seulement pour les implications désastreuses, mais aussi et surtout pour la difficulté intrinsèque de la saisir. Les dangers intrinsèques aux imageries de l’abstraction, du dépaysement et du décalage scalaire n’appartiennent pas à la seule esthétique du sublime artificiel et toxique de l’imagerie. Ces dangers appartiennent à la nature même d’une notion que nous devons encore objectiver. Derrière un âge géologique « humain » se cache une grande série de phénomènes qui inévitablement affectent les expériences, les vies, la santé et le destin de millions d’individus. Le risque du débat et de sa diffusion, y compris donc le projet Anthropocène auquel le documentaire appartient, est justement celui de désarticuler les relations entre le local et le global. L’esthétique du sublime (toxique ou artificiel) est probablement dépendante de cette désarticulation d’échelles qui conduit inévitablement à une imagerie dominée par une abstraction qui décontextualise l’objet et qui dépayse le sujet. Cette position est celle exprimée par Jean-Baptiste Fressoz qui pointe son attention sur les rapports entre capitalisme, sublime et Anthropocène. « Pour l’écologie politique contemporaine, l’esthétique sublime de l’Anthropocène pose pourtant problème : en mettant en scène l’hybridation entre première et seconde natures, elle ré-énergise l’agir technologique des cold warriors (la géo-ingénierie), en déconnectant l’échelle individuelle et locale de ce qui importe vraiment (l’humanité force tellurique et les temps géologiques), elle produit sidération et cynisme (no future), enfin l’Anthropocène, comme tout autre sublime, est sujet à la loi des rendements décroissants : une fois que l’audience est préparée et conditionnée, son effet s’émousse ». [28]
Conclusion : décrire et éprouver l’expérience de l’Anthropocène
Il est toujours difficile d’opérer une comparaison entre deux formes de langage visuel qui diffèrent par leurs formes, leurs contenus, leurs enjeux, leurs fonctions ou leur réception. La raison de cette exception est motivée par une correspondance manifeste entre plusieurs arts visuels tels que la photographie, le documentaire et la fiction. Il y a avant tout un recours à des esthétiques similaires qui se transfèrent de la photographie à la fiction et au documentaire. En outre, cette comparaison se justifie par l’importance visuelle et esthétique de la notion d’Anthropocène considérée non seulement comme une hypothèse géologique, mais aussi comme une expérience humaine et sensible.
La première saison de la série True Detective doit beaucoup au travail de Richard Misrach, en utilisant son esthétique comme un sous-texte et en conférant aux processus métaphoriques de la narration le rôle de signification socio-environnementale. Derrière les codes narratifs du polar et à travers une réinvention originale et intéressante du Southern Gothic, la série met en scène un univers qui, métaphoriquement, représente l’expérience de l’Anthropocène à travers la question socio-environnementale liée à la production pétrochimique. Ce processus de signification est obtenu par la convergence entre une esthétique précise et référenciée (le travail de Misrach et Orff Petrochemical America), une narration policière et enfin un travail d’interprétation axé sur la métaphore et le symbole. Il va de soi que le but de la série n’est pas et ne peut pas être le même que le documentaire. Le spectateur d’une série policière n’est pas nécessairement intéressé par la question environnementale du corridor pétrochimique louisianais. Cependant, les choix de mise en scène et de mise en fiction ne peuvent qu’être porteurs de sens quant à la géographie de ces territoires. C’est à ce sujet que le chercheur louisianais Christophe Lirette attribue à la série un caractère paradoxalement réaliste résidant non seulement dans les évènements racontés, mais dans les contextes géographiques, sociaux, culturels et environnementaux dans lesquels ils se déroulent.
Le film Anthropocene: The Human Epoch construit un récit documentaire en mettant en scène des situations réelles, des objets, des paysages non reconstitués ad hoc. La question de l’Anthropocène, de son esthétique et de son expérience non seulement se fonde sur un appui scientifique non-négligeable, mais fait aussi l’objet, directement ou indirectement, d’un débat public de grande ampleur. Toutefois la radicalisation d’une esthétique exclusivement sublime conduit inévitablement à une abstraction et donc à une perte de réalisme qui risque parfois d’éloigner le spectateur du cœur d’un débat qui ne devrait pas concerner tant l’affirmation ou non d’un nouvel classement géologique, mais plutôt les phénomènes qui bouleversent les équilibres planétaires. Un premier regard sur cette « dé-convenable » comparaison suggère un paradoxe curieux : une série policière, entièrement fictionnelle, parvient à fournir un portrait géographique somme toute réaliste grâce à des choix esthétiques et à une narration qui se prête bien à une lecture métaphorique. Au contraire, un documentaire censé mettre en images un ensemble de situations et phénomènes réels, débouche sur un portrait qui apparaît parfois déconnecté et dépaysant et qui éloigne le sujet de l’objet. Et cet effet dérive essentiellement d’un radicalisme esthétique et d’une faible mise en récit. En réalité, cette interprétation ne tient pas en compte du domaine de l’expérience évoqué plus haut.
Ces deux productions audiovisuelles permettent une intéressante réflexion à propos de l’Anthropocène non seulement comme hypothèse géologique ou comme débat politique et environnemental, mais comme expérience humaine et sensible. True Detective décrit un vécu toxique, dans lequel le sublime est employé pour donner corps à l’incompatibilité entre l’humain et ses créations meurtrières. Les personnages, le récit, leur géographie affichent donc l’expérience d’une profonde dégradation environnementale. À l’inverse, le documentaire de Baichwal, Burtynsky et de Pencier ne vise pas à décrire cette expérience, mais à la produire chez le spectateur. La finalité de l’esthétique de Burtynsky n’est pas donc didactique, explicative ou descriptive. Le défi que les auteurs relèvent consiste à mettre en image quelque chose qui, par sa nature, échappe aux échelles spatiales et temporelles de l’humain : un âge géologique. Le sublime artificiel « extrême » de Burtynsky vise alors à faire éprouver un phénomène qui échappe à nos capacités d’appréhension. Les enjeux de la démarche d’Anthropocene: The Human Epoch sont donc cohérents avec la signification première de la notion d’Anthropocène : l’hypothèse que nos activités nous ont conduit à agir avec le même impact d’une force tellurique majeure. Toutefois cet enjeu est porteur des risques mentionnés par Fressoz, à savoir la sidération cynique et la désensibilisation du public face à des questions pourvues d’une actualité pressante. Cela ne concerne pas uniquement cette typologie du documentaire environnemental, mais l’allure que le débat sur l’Anthropocène est en train de prendre. Une solution pourrait résider dans la mise en place d’une démarche esthétique et narrative intermédiaire, plus hétérogène et donc apte à représenter efficacement les indéniables articulations entre le local et le global, entre les échelles globales et millénaires de la géologie et celles des expériences spatio-temporelles des individus et des sociétés qui vivent, souvent de manière tragique, les phénomènes à la base de l’Anthropocène.
Alfonso Pinto
Alfonso Pinto est géographe et chercheur post-doctoral à l’École Urbaine de Lyon où il coordonne le pôle de recherche sur les images et les arts visuels. En 2016, il a soutenu une thèse à l’ENS de Lyon consacrée aux imaginaires urbains des catastrophes. Ses recherches concernent les esthétiques, les imaginaires et les expériences de l’Anthropocène dans le contexte des catastrophes et des désastres environnementaux. Il dirige également le projet multimédia et transdisciplinaire « Sicile Toxique » qui explore le pôle pétrochimique de Syracuse en Italie.
Références
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[1] Bonneuil, C. Fressoz, J.-B., L’événement Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Paris, 2016.
[2] Op. cit, 33
[3] Latour, B., Facing Gaia : Six Lectures on the Political Theology of Nature, Being the Gifford Lectures on Natural Religion, Edinburgh, 18-28 février 2013, p. 77
[4] Steffen, W., Grinewald, J., Crutzen, P. J., Mcneill, J. R.., « The Anthropocene : Conceptual and historical perspectives », Philosophical Transactions of the Royal Societies, vol. 369 n°1938, 2011, p. 843
[5] Fressoz, J-B., L’Anthropocène et l’esthétique du sublime, <http://mouvements.info/sublime-anthropocene/>, 2016, consulté le 3/1/2020.
[6] Lalande, A., Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, Puf, 1909 ed. 2006, p. 302
[7] <http://www.treccani.it/enciclopedia/estetica_%28Dizionario-di-filosofia%29/>, consulté le 21/3/2020.
[8] Gramsci, A., Quaderni del Carcere, ed. critique dirigée par V. Gerratana, Milano, Einaudi, 1975, p. 1062. Traduction de l’auteur.
[9] Fressoz, J.-B., L’Anthropocène et l’esthétique du sublime, op. cit.
[10] Ibidem.
[11] À ce sujet on renvoie le lecteur à la première partie de la Critique de la faculté de juger, en particulier au livre II, « Analytique du sublime ».
[12] Steffen, W., Grinewald, J., Crutzen, P. J., Mcneill, J. R.., « The Anthropocene : Conceptual and historical perspectives », op. cit., p. 843.
[13] Fressoz, J-B., L’Anthropocène et l’esthétique du sublime, op. cit.
[14] Nye, D.E., American technological sublime, Cambridge, MA, MIT Press, 1994.
[15] Pinto, A., « L’imaginaire de la Louisiane dans True Detective. Une réinvention du Southern Gothic », <https://www.espacestemps.net/en/articles/limaginaire-de-louisiane-true-detective>, 2018.
[16] Pinto, A., « L’imaginaire de la Louisiane dans True Detective. Une réinvention du Southern Gothic », op. cit.
[17] Misrach, R., Orff, K., Petrochemical America, New York, Aperture, 2014.
[18] L’interview est disponible dans son intégralité <https://www.artofthetitle.com/title/true-detective>.
[19] Lirette, C., « Something true about Lousiana. HBO’s True Detective and Petrochemical America Aesthetic », op. cit., p. 8.
[20] Fressoz, J.-B., L’Anthropocène et l’esthétique du sublime, op. cit.
[21] Peeples, J., « Toxic Sublime : Imaging Contaminated Landscapes », Environnemental Communication vol. 5 n°4, 2011, p. 373-392.
[22] Burtynsky, E., Baichwal, J., de Pencier, N., Anthropocene, Gottingen Steidl, 2018.
[23] <https://theanthropocene.org/> consulté le 20/4/2020.
[24] Peeples, J., « Toxic Sublime : Imaging Contaminated Landscapes », op. cit.
[25] Fressoz, J-B., L’Anthropocène et l’esthétique du sublime, op. cit.
[26] Sontag, S., Regarding the pain of the others, New York, Farrar Straus and Giroux, 2003, p. 105.
[27] Ferreira, C., Boholm, A., Lofstedt, R., « From vision to catastrophe : A risk event in search of images », in Flynn, J., Slovic, P., Kunrheuter, H., Risk, Media and Stigma : Understanding public challenges to modern science and technology, London, Earthscan Publications, 2001, p. 283.
[28] Fressoz, J-B., L’Anthropocène et l’esthétique du sublime, op. cit.