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Rencontre avec la compositrice

Florencia DI CONCILIO

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Florencia Di Concilio

© Florencia Di Concilio 2019

D’origine uruguayenne, la pianiste Florencia Di Concilio compose de la musique pour le documentaire depuis plus de quinze ans. Plusieurs des longs métrages auxquels elle a collaborés ont été primés dans les plus grands festivals, à Cannes, Berlin ou Sundance. Maîtrisant à la fois le langage classique et la composition électronique, sa philosophie musicale se définit comme une orchestration de la vie quotidienne, où design sonore et musique tendent parfois à se confondre. Rencontre, en partenariat avec la Sacem, avec une compositrice de grand talent, récemment lauréate du Grand Prix de la meilleure musique originale au dernier festival international « Music & Cinema » d’Aubagne.

Vous êtes née en Uruguay. Pouvez-vous nous raconter les origines de votre parcours musical ?

J’ai toujours été entourée de musiques. Je viens d’une famille de musiciens. Mes aïeuls étaient italiens et avaient un magasin de disques. Il y en avait partout à la maison. Ma grand-mère jouait du piano, mon oncle est contrebassiste dans un orchestre symphonique, mon père est pianiste de jazz… Il y avait toujours de la musique ! J’ai commencé à jouer avec certains instruments, notamment la basse, et à me frotter à certains genres musicaux. À 15 ans, je suis tombée amoureuse de l’idée de devenir pianiste classique. C’était un peu tard, même ridiculement tard pour quelqu’un qui veut faire une carrière de pianiste classique mais c’est devenu une obsession. J’ai convaincu Victoria Schenini, une très bonne pianiste en Uruguay, de me prendre sous son aile. Pour apprendre à déchiffrer, je me suis dit que la manière la plus simple serait d’écrire les mélodies auxquelles je pense, des accords… J’ai appris à déchiffrer en écrivant.

Pourquoi avez-vous choisi le piano classique ?

 

Dans ma tête c’était assez simple. Je voulais que les gens se taisent pendant que je joue. J’avais l’habitude d’écouter de la musique à travers des bruits de verres qui s’entrechoquent, de bribes de conversations… C’était un truc d’adolescent. Et puis il y a eu la découverte de certaines grandes figures du piano comme Vladimir Ashkenazy ou Boris Berezovsky. Je suis tombée amoureuse de l’idée de devenir pianiste classique et compositrice.

Vous avez décidé très tôt de quitter l’Uruguay pour les États-Unis. Pourquoi ce choix de l’exil ?

L’idée de devenir pianiste était inévitablement liée à l’idée de partir. Je voulais voir autre chose, apprendre toujours plus. L’Uruguay, c’est petit. J’avais gagné tous les concours possibles et je sentais qu’il n’était pas possible d’évoluer après avoir atteint un certain niveau. Puis j’ai rencontré un autre grand pianiste, Enrique Graf, qui enseignait aux États-Unis. Il m’a écouté et m’a offert une bourse pour étudier là-bas. Je suis d’abord partie en Caroline du Sud puis à Boston, au New England Conservatory, vivre cette chance inouïe de rejoindre l’une des plus grandes écoles américaines de musique. Je venais d’avoir dix-huit ans. À mon arrivée, mes camarades me demandaient si j’étais partie à cause d’une guerre ou d’un conflit… Mais non, c’était nécessaire pour assouvir mon rêve d’adolescente, devenir une grande pianiste, pas seulement en Uruguay mais dans le monde ! Le but de la plupart des jeunes pianistes n’est jamais de faire partie d’un orchestre. Il y a une telle dévotion envers ton instrument, envers ce qu’il représente dans l’histoire de la musique, c’est un rapport presque religieux. J’ai toujours voulu être la meilleure artiste possible tout en sachant que les chances de devenir soliste avec une carrière internationale sont infimes, voire quasiment inexistantes. Cela demande un tel effort que si tu ne te permets pas de rêver que c’est possible, tu ne peux pas le faire.

Quel regard portez-vous aujourd’hui sur ces années d’apprentissage ?

J’ai beaucoup apprécié les quatre premières années universitaires, où je côtoyais d’autres étudiants et d’autres disciplines, plus que les années de conservatoire. Musicalement je n’étais pas en retard, mais techniquement oui : la plupart de mes camarades avaient commencé le piano au plus tard vers l’âge de cinq ans… C’était compliqué de déchiffrer à vue, il y avait toujours un décalage avec mon niveau de musicienne. À un moment donné le piano a vraiment pris le dessus. Je n’avais plus le temps d’écrire. Et comme j’avais choisi de devenir pianiste classique, j’ai aussi choisi, quelque part, de ne plus l’être exclusivement.

Votre arrivée en France marque en effet le début de votre carrière de compositrice…

À Boston, j’ai atteint un très bon niveau. J’étais là où je voulais être, j’étudiais avec les idoles de ma jeunesse. Mais j’avais complètement délaissé la composition. Je me disais : « tellement de gens jouent si bien, est-ce que je veux moi aussi jouer ces morceaux d’illustres compositeurs ou plutôt travailler mes propres compositions ? ». J’hésitais entre Vienne, Berlin… et je suis arrivée un peu par hasard à Paris. Je me promenais du côté de la gare de Lyon, je regardais la grande horloge en me demandant ce que j’allais faire ici… Et pourquoi pas de la musique pour les films ? Ce n’était pas quelque chose que j’avais prévu, ça n’a jamais été un rêve. En même temps il y a une certaine logique parce que j’ai toujours pensé la musique de manière très visuelle, même en tant que pianiste. En Uruguay, je séchais les cours pour aller autant aux répétitions de l’orchestre symphonique que pour aller à la cinémathèque. J’ai vu très jeune beaucoup de films européens, les films de Bergman… Je pourrais fredonner encore la musique des films de Polanski, des années 60-70… même si je ne faisais pas vraiment attention à l’époque à la musique, qui faisait partie intégrale du film. J’ai surtout eu beaucoup de chance, j’ai rencontré le réalisateur franco-uruguayen Gonzalo Arijòn 48 heures après mon arrivée. Il travaillait sur Les Grands Duels du sport, une collection documentaire pour Arte. Je lui ai proposé de faire quelques essais. Je n’avais même pas d’appartement à Paris, pas de piano, mais je me suis débrouillée pour trouver un studio et enregistrer… J’ai eu le job, et après tout s’est enchaîné !

Appréhendiez-vous cette transition vers la composition de musique de films ? Comment avez-vous abordé ce nouveau métier ?

C’est comme avec le piano, je me suis mise à jouer des choses pour lesquelles je n’étais absolument pas préparée. J’ai appris en le faisant. La musique est comme une langue. On a beau l’apprendre à l’école, on ne la parle jamais véritablement que lorsqu’on doit communiquer. Le fait d’avoir pu rapidement faire mes preuves a été décisif. Je ne jetais pas non plus à la poubelle toutes ces années de piano, bien au contraire. Pour la musique à l’image, l’étude du piano est un vrai plus : cela permet de travailler une nuance du son avec une grande finesse, une rare subtilité et un sens de l’écoute exacerbé. Tout au long du XXe siècle, la plupart des compositeurs de musique de films étaient d’ailleurs soit des chefs d’orchestre soit des pianistes. En ce qui me concerne, c’est devenu un métier parce que j’ai signé un contrat et que je n’ai depuis jamais cessé de travailler dans le monde des images. Le terme « musique de film » me dérange un peu : on n’écoute pas un film de la même manière qu’on écoute son groupe de pop préféré. Pour moi la musique est le prolongement sonore du film : une dimension que l’on pourrait deviner à l’image mais que la musique nous aide à définir.

Votre collaboration avec Gonzalo Arijòn, un cinéaste d’origine uruguayenne comme vous, s’est étalée sur sept films, depuis la collection des Grands Duels du sport (2004) jusqu’à Pacifier Rio (2014). Comment définiriez-vous votre manière de travailler ensemble ?

Collaborer avec Gonzalo m’a apporté beaucoup. Il a un grand talent pour trouver les gens qui vont dans son sens et il les laisse travailler dans la confiance. Cela m’a permis de rencontrer des gens avec qui je travaille encore aujourd’hui. J’ai beaucoup appris en travaillant avec les monteurs comme Claudio Hughes. Je leur laisse rarement la liberté de caler la musique à ma place. C’est essentiel pour un compositeur : après tout nous travaillons chacun la structure du récit, qu’il soit filmique ou musical. C’est une question d’ajustement. Gonzalo avait une vraie liberté sur ces films. À l’époque, ce type de programmes était beaucoup moins formaté qu’aujourd’hui. Ce n’était pas froid, didactique, il prenait le temps de fouiller les personnages, de tisser des portraits plus intimistes. En même temps, s’il apprécie beaucoup la musique et qu’il est assez mélomane, il ne pense pas nécessairement ses films en termes musicaux. Gonzalo ne m’a jamais rien imposé. Il m’a fait confiance, me laissant mon espace de création, libre de proposer des sons sur l’ensemble du film. Je pouvais vraiment voir, penser, réfléchir à l’efficacité et à la pertinence d’un son à chaque endroit spécifique. Peu de réalisateurs travaillent comme cela, en donnant pratiquement carte blanche. Aujourd’hui on ne pense pas forcément la musique comme un élément structurant : les compositeurs n’ont pas nécessairement la possibilité de penser au film dans sa globalité. On leur demande souvent de proposer une multitude de morceaux indépendants pour voir si cela peut plaire au réalisateur. Beaucoup commettent l’erreur de vouloir montrer tout ce qu’ils savent faire. Or la musique d’un film, ce n’est pas un concert. Une musique peut véritablement amener le film à un autre niveau. J’ai eu cette chance de travailler essentiellement sur des films où le rôle de la musique est important, sans jamais qu’elle ne dépasse le film. Avec Gonzalo, c’était un merveilleux terrain de jeu pour apprivoiser le langage que j’utilise toujours aujourd’hui même si à l’époque des Grands Duels du sport ou de Lula : la gestion de l’espoir, je travaillais avec une VHS en écrivant directement le time-code sur mes partitions. Je composais au piano avec l’image qui défilait devant moi.

Et puis il y a eu Naufragés des Andes, un film consacré au crash d’un avion uruguayen en 1972 dans la Cordillère des Andes qui a circulé dans le monde entier. Comment avez-vous travaillé sur ce film de Gonzalo Arijòn et comment vous a-t-il permis de définir votre identité en tant que compositrice de musique de films ?

Nous avions beaucoup parlé avec Gonzalo, pas forcément en termes musicaux, mais des échanges d’impressions, d’idées, de sentiments… Cela m’a guidé lors de la composition. Cette histoire me touchait beaucoup parce je connaissais la plupart des protagonistes qui habitaient le même quartier que moi en Uruguay. Je ne me voyais pas écrire une partition dans laquelle j’allais amplifier ou caricaturer ces témoignages si personnels qu’ils avaient la générosité d’offrir. L’idée était de rester toujours dans la tête des protagonistes et surtout de respecter leur pudeur. C’est comme pour la question de l’anthropophagie : c’est la première chose que les gens retiennent de cette histoire. Mais il y a tellement d’autres choses et le film le traite sans en faire le cœur de cette histoire. La bande sonore du film respecte cette pudeur, elle reste sobre. J’ai traité les séquences relatives à l’anthropophagie de la même manière que j’ai travaillé le froid, la neige, la rugosité de l’environnement, la dureté… avec ce type de sons grinçants, très aigus… En ce sens, mon approche était assez impressionniste. En aucun cas il ne s’agissait de faire quelque chose d’aventureux, de mélodramatique. Cela avait déjà été fait en fiction mais ce n’était pas très abouti.

Extrait – Naufragés des Andes de Gonzalo Arijòn

© Gonzalo Arijòn / Ethan Productions, 2007

Il n’y avait pas vraiment de design sonore ni de montage son, très peu de sons directs. J’ai considéré ça comme une chance. Avec ce film, j’ai appris beaucoup de choses, en particulier combien le son et la musique d’un film constituaient un tout. Cela m’a permis de travailler sur une continuité, une progression, une cohésion entre les différents registres d’images et les trames sonores. J’ai commencé à manipuler des sons. J’ai fait du sound-design avec des instruments de musique, donc naturellement ça m’a amené à enregistrer des sons pour les rendre musicaux. Cette tension, issue du bruit du moteur, de l’avion, etc, a été fabriquée comme de la musique. Tous ces sons font partie de la construction musicale. Comme c’était à l’époque le seul réalisateur avec lequel j’avais travaillé, pour moi c’était normal de fonctionner comme cela, de recréer tout l’univers sonore en y mêlant des éléments musicaux. Tout ce que j’essayais de faire jusque-là avec mes instruments et mes partitions écrites, j’ai essayé de les reproduire via l’ordinateur pour construire ce paysage sonore. Je découvrais les logiciels, comment on pouvait retourner les notes, les couper et garder les résonances… J’ai commencé à réduire le plus possible les notes et à me concentrer sur le détail du placement.

Extrait – Naufragés des Andes de Gonzalo Arijòn

© Gonzalo Arijòn / Ethan Productions, 2007

J’avais pu voir des rushes du film, je connaissais bien la structure. J’ai cette fois-ci travaillé le son bien plus en amont avec les images du chef opérateur César Charlone. Et puis nous avons enregistré en studio avec un quintet de cordes que j’ai doublé et triplé pour que cela sonne plus grand. À l’époque je souhaitais travailler en petit comité afin de contrôler un peu plus les sonorités. Mais c’était une autre ampleur, une coproduction internationale importante, un autre budget, plus de responsabilités. Il y a eu plusieurs monteurs et plusieurs versions. La première version durait plus de cinq heures. Tous les morceaux avaient été produits et enregistrés spécifiquement pour chacune des séquences, il n’y avait aucun morceau en boucle. Les seules modifications que j’ai faites correspondaient aux différentes versions du film.

Deux ans après Naufragés des Andes, vous composez la musique d’un nouveau film de Gonzalo Arijòn, Ojos bien abiertos, un carnet de voyage politique et musical à travers l’Amérique latine à la fin des années 2000…

C’est un road-trip en Amérique Latine et je voulais avoir une couleur différente à chaque voyage, marquer une évolution en travaillant notamment la déclinaison des styles de guitares et des instruments à cordes pincées d’Amérique Latine. J’ai travaillé avec un très bon guitariste, Hugo Diaz Cardenas, décédé malheureusement il y a quelques mois, qui maîtrisait très bien les différents styles de folklores en Amérique Latine. C’est la première fois que je collaborais, en tant que compositrice, dans un dialogue créatif avec un musicien. Ca m’a permis de sortir du registre des choses que je pouvais faire seule.

Extrait – Ojos bien abiertos de Gonzalo Arijòn

© Gonzalo Arijòn / Dissidents, 2009

Cette séquence est particulière, c’est un îlot dans le film, qui ne s’inscrit pas dans le folklore. C’était un moment singulier, unique et essentiel, que je voulais universel. On a laissé de côté la couleur régionale pour aller vers quelque chose de plus profond. Il n’y a pas de rythme, c’est un état d’âme, celui de la Nature. Par exemple, cette voix qu’on entend dans la séquence est la mienne, même si je ne suis pas du tout chanteuse ! Gonzalo voulait absolument me faire chanter. J’ai samplé ma voix comme si c’était un autre instrument pour obtenir quelque chose de plus naturel. Ce son de violon provient, lui, des rushes de Stranded (Naufragés des Andes).

De quelle manière le fait de débuter votre carrière de compositrice de musique de films par le documentaire a-t-il façonné votre approche du métier ?

Beaucoup de gens peuvent voir le documentaire comme un tremplin vers la fiction. Je ne fais aucune différence. Il y a autant de manières de créer la musique pour un documentaire que pour une fiction. Chaque film est unique. La musique est un langage, avec sa syntaxe, sa manière de parler, ses accents et ses intonations. Certains acteurs ont des vices de langage qui font que leur manière de s’exprimer n’est pas naturelle : c’est la raison pour laquelle certains réalisateurs préfèrent tourner avec des acteurs non professionnels. Avec la musique, c’est un peu pareil : le phrasé musical devrait être aussi naturel que le langage parlé. Je n’avais pas d’a priori sur la composition musicale en documentaire ou en fiction quand j’ai commencé. Le fait d’entendre et d’interpréter musicalement le vrai témoignage de quelqu’un et d’essayer de faire un contrepoint avec des notes musicales, peut-être m’a-t-il aidée à concevoir la musique sur des images de fiction où la tension est préparée. En documentaire, on doit créer une émotion là où à l’image il peut ne pas y en avoir. Ça m’a permis de juger de la pertinence ou non d’une musique dans une séquence et aussi de rendre ma musique la plus « naturelle » possible, pas dramatique ou caricaturale, mais transparente. Ce qui m’a beaucoup forgée aussi c’est d’entendre et d’utiliser beaucoup de sons directs, de les transformer en instruments de musique, les intégrer dans une partition et dans le sound-design, ça m’a beaucoup aidée à déterminer la couleur de ma composition. Plus que des instruments musicaux, j’utilise aujourd’hui beaucoup de sons que je rends musicaux par différents procédés. Si j’avais commencé par de la fiction, avec des sons propres, des plages, peut-être que j’écrirais une musique bien différente aujourd’hui.

Vous avez travaillé pour des films de fiction, des compagnies de danse, des orchestres symphoniques… Dans quelle mesure votre approche de la composition pour d’autres arts visuels se nourrit-elle de votre expérience documentaire ?

Je pense d’abord à une logique plus pratique qu’artistique : quand je travaille avec des artistes visuels ou des compagnies de danse, la musique de film m’est utile, car c’est grâce à elle que j’ai appris à apprivoiser le son sans instrument, avec un ordinateur. Le documentaire m’apporte aussi cette liberté de proposer de la musique à des endroits du film où elle n’était pas prévue ou à l’inverse de proposer de ne pas en mettre. Ça m’est arrivé aussi récemment sur un film d’animation : le réalisateur a accepté de rallonger des séquences pour laisser vivre la musique. Cela impose des contraintes budgétaires importantes, c’est d’autant plus flatteur. De manière générale, chaque nouveau projet est la somme de tout ce que j’ai pu apprendre de mes expériences techniques et artistiques précédentes. Mais chaque film m’oblige à me réinventer, à apprivoiser des rythmes, des styles qui ne me sont pas familiers. C’est ce que j’aime dans le documentaire.

Dans 2320 Days in the Jungle, un film consacré à la prise d’otages d’Ingrid Bétancourt et de son équipe par les FARC en Colombie, vous êtes créditée à la fois au design sonore et à la composition de musique originale. Les deux tendent à se confondre dans le film, tant la musicalité provient essentiellement de la jungle étouffante…

Angus MacQueen ne met que très rarement de la musique dans ses films. Il ne voulait pas un simple montage sonore illustratif mais plutôt quelqu’un capable de construire un paysage sonore avec une dramaturgie plutôt discrète, sobre, pour marquer cette claustrophobie qu’évoquent les otages. Or il y avait très peu de sons directs de la jungle dans les rushes. Il y a quinze ans, quand j’habitais dans un petit studio à Paris, au 5e étage, avec une grande fenêtre sur plusieurs cours successives, j’enregistrais les feuilles des arbres, la pluie qui tombe, des battements d’ailes de pigeons… Je fabriquais et détournais les sons enregistrés autour de moi. À un moment donné il fallait recréer les bruits des fourmis : j’ai utilisé un grattement sur un tapis en rotin. Est-ce de la musique ? En tout cas je raisonne de la même manière : il faut s’interroger sur la couleur, sur la combinaison de sons possibles, sur le timbre à envisager pour que l’image prenne la dimension voulue. Il n’y a qu’à la fin du film, lors de la libération des otages, que ma musique devient hyper tonale mais là aussi j’essaie d’harmoniser des sons, des bruits de cette jungle qui reste ancrée en nous jusque dans le générique.

Extrait – 2320 Days in the Jungle de Angus MacQueen

© Ronachan Films, 2010

Ce film m’a permis d’avancer sur cette idée de rendre encore plus floues les frontières entre le sound-design et la musique. Pour moi, ils se confondent. Certains sons ont une hauteur et il est possible de les mélanger, même s’ils ne proviennent pas d’un instrument de musique. Le bruit d’un frottement de cordes est musical par exemple. Chaque son est entendu dans un contexte particulier et il faut jouer, manipuler ce contexte pour le confondre dans un autre décor. Par exemple je joue souvent dans les films avec une alarme assez stridente qui me réveillait le matin. C’est un son familier qu’on ne reconnaît pas en dehors son contexte, mais on est plus susceptible de l’accepter, de l’intégrer, de se sentir concerné. Dans chacun de ces films, je m’efforce à trouver l’équilibre entre une forme très expressive et une certaine sobriété. En documentaire, la musique doit servir le film, mais elle ne doit pas en être détachée. L’idée c’est de partir du réalisme, d’utiliser des éléments bien réels, familiers, mais de les détourner pour se détacher peu à peu du réalisme. Je ne veux pas que les gens, quand ils commencent à regarder un film, se mettent à écouter de la musique, je veux qu’ils regardent le film !

Après le succès international de Naufragés des Andes, vous avez commencé à travailler sur des projets venus d’ailleurs… de Kaboul par exemple, avec cette collaboration avec la cinéaste iranienne Tanaz Eshaghian en 2011 sur un film très dur consacré à une prison de femmes en Afghanistan.

Tanaz et moi nous nous sommes rencontrées au festival de Sundance en 2008, où je présentais Stranded (Naufragés des Andes). Tanaz était là avec son premier film Be Like Others, sur les transsexuels en Iran, que j’avais beaucoup aimé. Love Crimes of Kabul n’était pas encore tourné, mais nous nous sommes comprises très vite. On avait envie de faire un truc ensemble. Cela s’est révélé une expérience assez spéciale, car j’ai travaillé très étroitement avec la réalisatrice qui était très enceinte à l’époque. C’était l’été, il faisait chaud, je lui amenais des kilos de cerise et faisais la musique avec elle à ses côtés. Il y avait une symbiose totale entre nous. C’était intéressant de se confronter à d’autres réalisateurs ou réalisatrices, car j’avais pris l’habitude de la confiance totale de Gonzalo Arijòn. J’étais très contente de voir ce que ça pouvait donner de travailler dans une telle proximité. Ça m’est d’ailleurs arrivée une seconde fois, avec Léa Mysius sur Ava, un film de fiction. Techniquement, ça m’a permis de développer au maximum mon rapport avec le logiciel, car je devais lui faire écouter dans l’immédiat… J’ai la chance d’avoir pu apprivoiser le langage, les manières, les gestes de Pro Tools, mais je devais produire vite. Ce choix de l’ordinateur s’est d’ailleurs fait pour des questions budgétaires, comme c’est souvent le cas en documentaire. Merci donc au documentaire de m’avoir permis par la contrainte d’apprendre des choses ! J’ai travaillé beaucoup en utilisant des sons que j’avais déjà enregistrés.

Extrait – Love Crimes of Kabul de Tanaz Eshaghian

© Pumpernickel Films, 2011

Pour la première partie de ce film, j’ai enregistré beaucoup de larsen. Les histoires de ces femmes semblent à nos yeux à la limite de l’absurde, mais elles vivent dans leur forme de normalité. Dans ce cadre, la musique ne doit pas servir à interpréter ou plutôt sur-interpréter le drame des autres. Construire une musique triste sur une situation triste ne fait pas qu’illustrer les choses, cela les déforme, les caricature. Selon moi, cela ne fonctionne pas pour ce type de film. Dans ce film, la musique sonne presque de manière surnaturelle dans la trame sonore parce que c’est un autre monde, cette prison de femmes représente un autre monde, celui du film. Il fallait une musique qui vienne de loin. Les échos du larsen procurent un effet de réverbération qui peut rappeler les haut-parleurs des mosquées lors de l’appel à la prière ou les mégaphones des prisons. C’est ce qui crée les dissonances au sein d’une musique qui reste complètement tonale. On n’est pas agressé ni conquis par la musique, mais on est interpellé par une étrangeté sonore.

Avant de vous engager sur un projet, privilégiez-vous d’abord l’approche du réalisateur qui le porte ou le sujet qu’il défend ?

C’est d’abord l’histoire d’une rencontre avec la personne qui porte le projet. Il faut que le courant passe, que les conversations nous enthousiasment, nous donnent envie de nous engager ensemble sur le film. Je prends la chose très au sérieux : s’engager sur un film c’est accepter que le film fasse partie de sa vie, qu’il soit sa vie en quelque sorte, même si c’est pour peu de temps. Pour les réalisateurs, c’est difficile de trouver un compositeur avec lequel s’entendre, à qui on peut confier son film sans prendre le risque de le transformer, voire de le détruire. Il ne faut pas qu’il y ait cette méfiance, ce test permanent qui ne mène généralement à rien. Ce rapport de confiance est nécessaire. Je ne regarde pas nécessairement le format ou le diffuseur. Je suis au service du réalisateur. Ce n’est pas mon film. Idéalement, j’essaie de maintenir mon identité en tant que compositrice. Je veux croire que le réalisateur fait appel à moi parce qu’il veut quelque chose de différent.

À quel moment du processus de fabrication du film préférez-vous intervenir ?

Travailler en amont a ses avantages et ses inconvénients. Parfois tu peux te lasser très vite du film ou du projet. Il y a quelque chose de spontané dans les réactions que provoque le premier visionnage et pour moi les morceaux les plus aboutis dans les films partent souvent de cette première impression. Quand le montage est amené à beaucoup changer, cela transforme ta manière d’envisager la musique et sa place. Je suis toujours plus à l’aise quand la structure du récit est déjà aboutie. Mais en même temps, travailler en amont permet aussi de savourer un peu plus et si l’entente avec le réalisateur et le monteur fonctionne, cela peut donner des résultats géniaux. J’apprends beaucoup de choses dans le dialogue avec eux et cela s’entend. Chaque réalisateur a sa manière de travailler. Chaque société de production aussi. Par exemple, je travaille actuellement sur une série documentaire produite par Netflix qui raconte, en huit épisodes, l’histoire d’un jeune Noir américain condamné à 22 ans de prison pour un crime qu’il nie avoir commis. La contrainte, c’est que le montage n’est pas fini du tout. Certains épisodes n’ont pas encore été tournés. Mais il faut produire des musiques tout en sachant qu’elles ne seront pas nécessairement utilisées à la fin. Or le réalisateur veut des choses qui sont dans le détail, des musiques qui donnent un sens aux séquences… On cherche la bonne méthode. En même temps que je crée la musique, on crée la manière de travailler ensemble.

Dans la plupart des cas, en documentaire, la musique arrive souvent à la fin de la post-production. J’ai parfois été appelée pour remplacer des compositions qui ne fonctionnaient pas ou lorsque la relation entre le réalisateur et son compositeur ne marchait plus. J’aime bien arriver à la fin pour sauver le projet comme un super héros ! Le film est là, à toi de trouver la pièce manquante. Quelque part, le compositeur est l’un des premiers spectateurs du film.

De nombreux réalisateurs utilisent de la musique temporaire durant la phase de montage. Dans quelle mesure influence-t-elle votre travail de composition ?

 

La musique temporaire peut parfois se révéler une bénédiction très utile pour savoir vers quoi on tend. C’est confortable, même si on peut avoir la tentation de copier des choses pour assurer sa participation au film. Mais ça peut aussi être une mauvaise piste, un piège qui peut s’avérer contre-productif pour les réalisateurs. Je regrette que l’emploi de ces musiques temporaires se substitue à un temps très important et pourtant de plus en plus rare, celui qu’on passe à regarder le film dans son intégralité avec le réalisateur pour déterminer la place de la musique ou à l’inverse son absence. Il faut souvent aller vite… Cela peut empêcher la création de quelque chose d’unique pour le film, une surprise, une fulgurance, à laquelle ni le réalisateur ni le compositeur n’aurait pensé au préalable. Ça, c’est la magie de ce métier.

Était-ce le cas pour Black Out d’Eva Weber (2012) ?

Non, pas exactement. Ce film est un bon exemple de ce que signifie « copier sans copier ». Eva Weber, la réalisatrice, est allemande et habitait à l’époque à Londres. Nous nous étions rencontrées dans un café à Paris en face de la Gare du Nord. Ce sont des moments précieux pour capter ce que la réalisatrice veut transmettre, les raisons qui la poussent à faire ce film, son univers esthétique… Après tout est une question de feeling, de bon goût et d’oreille ! Ce qui était dur dans ce cas, c’était qu’elle était justement très attachée à ses « temp tracks », en l’occurrence la musique de Gustavo Santaolalla, le compositeur de Babel qui était très à la mode. Il fallait copier ces « temp tracks », mais pour moi c’était inconcevable d’utiliser du charango comme dans Babel. Je ne me voyais pas non plus jouer moi-même une kora ou essayer de faire de la musique traditionnelle africaine. Finalement nous sommes parties dans un autre sens, j’ai essayé de concilier les deux, en jouant avec l’atmosphère nocturne plutôt oppressante, en travaillant les détails, comme ces insectes qui volent autour des lampadaires.

Trailer – Black Out de Eva Weber

© Odd Girl Out Productions Ltd. (www.oddgirlout.co.uk), 2012

La première chose que j’ai faite, c’est le trailer. C’est un condensé musical du film. Il dévoile bien sa couleur. J’ai utilisé un verre que j’avais sur mon bureau, repris le son de la pluie que j’avais utilisé pour le film sur Ingrid Betancourt, les larsen de Kaboul… C’est un morceau composé exclusivement pour le trailer, qui évolue. J’ai travaillé à partir de chaque image. C’est une musique rudimentaire, une musique de la débrouille, à l’image de ce que font ces jeunes Guinéens pour pouvoir étudier et passer leurs examens. Ils se débrouillent pour trouver de la lumière.

Extrait – Black Out de Eva Weber

© Odd Girl Out Productions Ltd. (www.oddgirlout.co.uk), 2012

Le film se passe en Afrique, mais il ne s’agissait pas de faire de la musique africaine, il fallait parler d’un autre monde. Ce sentiment d’être étranger à la culture musicale des lieux d’un film ne me gêne pas. Souvent on n’a pas besoin de la musique de cet endroit, mais simplement de la sensation sonore d’un ailleurs… C’est pour ça que j’utilise pas mal de bruits, de sons directs qui deviennent musicaux ou encore d’instruments qu’on n’utilise plus. Par exemple, le passage d’un avion, un courant d’air, la pluie, sont des sons très riches harmoniquement. Il faut baisser certaines fréquences pour obtenir une note, la compresser pour que ça sonne comme un bruit bouillonnant, comme une note de musique qui peut sortir d’un son direct, qui s’intègre ensuite dans le sound-design, peut être suivie par la même note jouée par un violon… Ma musique est toujours dans la suggestion des choses, même si elle peut sembler très concrète, avec une certaine sobriété, avec suffisamment de place pour l’interprétation.

En même temps vous composez à l’inverse une musique bien plus expressive, à l’image des trois films de Fredrik Gertten auxquels vous avez collaborés (Becoming Zlatan, Bikes vs Cars, Push) et dans lesquels la musique est omniprésente…

C’est un registre totalement différent. J’apprécie beaucoup Fredrik Gertten. Il m’a connu grâce à Stranded (Naufragés des Andes), mais il m’a toujours demandé de faire des choses à l’opposé. Dans ses films, il évoque des sujets extrêmement sérieux, dramatiques, mais toujours avec beaucoup de sarcasme. Ses intentions sont plus conventionnelles, plus proches de la comédie musicale. C’est une approche plus traditionnelle où la musique est détachée du design sonore et d’un certain réalisme. Chez Gertten, la musique prend un envol, elle est proche de la fantaisie, de l’ironie. Elle évoque un autre sens du lyrisme et occupe une place essentielle dans le langage du film. Il aime les mélodies plus que tout et s’il utilise aussi de la musique temporaire, c’est toujours la mienne ! Fredrik Gertten me permet de montrer une facette plus académique de mon travail. C’est nécessaire pour moi de garder un certain éclectisme.  

Extrait – Bikes vs Cars de Fredrik Gertten

© WG Film (https://vimeo.com/wgfilm/vod_pages), 2015

Dans cette séquence, la musique rappelle ce côté traditionnel de l’accompagnement de l’action à l’image, du ressenti des personnages. Dans ce film, j’ai travaillé dans le désordre : je recevais certaines séquences considérées comme définitives et cette séquence est la première que j’ai reçue car elle a été utilisée pour les demandes de financement. Lorsqu’on travaille une séquence avec l’intention d’être drôle, il faut entrer un minimum dans la caricature. Ici les cyclistes représentent une sorte d’armée prête à attaquer, on est dans un registre de confrontation, il faut riposter. Ce n’est pas du tout impressionniste. J’ai fabriqué ces sons en pensant à Chostakovitch, je me permets même à la fin une allusion amusée au Carnaval des animaux de Camille Saint-Saëns.

L’une de vos récentes collaborations, le film Buddy, de la cinéaste néerlando-péruvienne Heddy Honigmann, explore à nouveau un registre plus traditionnel, plus éloigné du sound-design

 

Heddy Honigmann est un monument pour le cinéma documentaire et je ne comprends pas pourquoi elle n’est pas reconnue comme telle en France. La difficulté pour moi sur ce film, c’était qu’elle avait envie d’essayer beaucoup de choses différentes. Ça ne facilite pas la tâche du compositeur ! Il n’y a pas énormément de musique dans ce film et pourtant elle m’en a demandé beaucoup. Je suis pianiste, je peux jouer plusieurs instruments, mais ce n’est jamais évident de trouver, dans les contraintes de temps et d’argent du documentaire, des musiciens prêts à faire des tentatives qui peuvent ne pas aboutir. Il y avait de la musique temporaire, elle voulait que je m’en approche, j’ai proposé des variations et d’autres choses – pour qu’elle se rende compte qu’on pouvait aller encore plus loin ! Quelque chose de très traditionnel, piano et violoncelle. Quelque chose à la Schubert. J’ai travaillé à l’image pour le début du film, mais pour une fois ce sont Heddy et sa monteuse qui ont joué avec en plaçant directement elles-mêmes les musiques au montage.

Extrait – Buddy de Heddy Honigmann

© Grasshopper Film, 2018

Comment vous situez-vous par rapport au milieu de la composition de musiques de films documentaires en France ?

Je connais très peu de compositeurs. Je travaille beaucoup avec les monteurs son et les ingénieurs du son, ainsi qu’avec essentiellement des productions et des cinéastes étrangers. Mais en France, au-delà des œuvres qui font exception, j’ai toujours ressenti une certaine frilosité par rapport à la musique de films. Une certaine tendance à s’accrocher aux formules qui marchent plutôt que de tenter des nouvelles choses. Par conséquent, ça stagne, on fait de la musique passe-partout, qui n’apporte rien ou peu. On a tendance à penser la musique d’un film comme la décoration d’une maison plutôt que de s’attaquer à ses fondations. Dans les films, il est fondamental de savoir doser la musique. Lorsqu’une femme est belle, il ne faut surtout pas lui mettre trop de maquillage… Aujourd’hui, je trouve qu’on dénaturalise beaucoup trop le son dans les films. Je me sens à l’opposé de cette tendance. Je me situe plutôt dans une démarche de recherche qui invite à revenir à la nature même des sons.

Propos recueillis par François-Xavier Destors
 
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