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« Avoir la sensation du monde »

Entretien avec Corinne Bopp

© Nathalie Postic

Corinne Bopp revient sur l’édition 2016 des Rencontres du cinéma documentaire de Montreuil conçues avec Marianne Geslin et intitulée Féminin-Masculin. Le choix d’un trait d’union entre Féminin et Masculin inscrit d’emblée les hommes aux côtés des femmes dans une réflexion ouverte sur le genre. Le refus de toute assignation — sexuelle ou cinématographique – traverse la sélection, en particulier à travers la place particulière offerte par les Rencontres au cinéma expérimental.

 

 

Depuis onze ans, vous travaillez à Périphérie où vous êtes chargée de la programmation des Rencontres du cinéma documentaire. Pouvez-vous nous présenter ces Rencontres ?

 

Les Rencontres circulent autour d’une thématique cinématographique, en programmant des films récents et des films plus anciens. Nous accompagnons au maximum cette programmation, par les textes du catalogue et grâce à la présence des réalisateurs ou de théoriciens durant les séances. Cela permet, nous l’espérons, à la fois de prendre plaisir aux films et de faire avancer la réflexion des spectateurs, professionnels ou non. 

 

 

D'où est venu le choix de la thématique 2016, Féminin-Masculin ?

 

C'est un sujet autour duquel ma préoccupation n'a fait que grandir depuis quelques années, et qui, exceptionnellement, n’est pas directement de forme cinématographique. J'avais envie de montrer Anatomie d'un rapport (Luc Moullet et Antonietta Pizzorno, 1975) et No Sex Last Night (Sophie Calle, 1995). J’ai revu les films avec Marianne Geslin, qui programme avec moi. Notre enthousiasme était intact devant leur drôlerie et leur intelligence. Puis, nous nous sommes souvenues de ce film de Birgit Hein vu il y a deux ou trois ans chez Light Cone, qui nous avait bouleversées sans que l'on sache à l'époque comment et où le montrer (Baby, I Will Make You Sweat, 1994). Nous nous sommes dit : « Allons-y ». Il suffit de quelques films pour débuter une programmation, elle se construit ensuite à partir de ce « centre ».

Amori e Metamorfosi, Yanira Yariv, 2015 © Acis Productions

Plusieurs programmations sur le sujet du féminisme montrent une volonté de résister aux discours conservateurs concernant la femme ou la famille. Dans un contexte de tension plus forte sur ces sujets, comment concevez-vous votre rôle de programmatrice ? 

 

Une programmation a toujours un rôle politique, au sens large. Le champ du cinéma documentaire – et expérimental – sont des terrains de résistance, très peu connus du grand public et maltraités par la télévision. Mais dans notre société apaisée, cette résistance est bien douce et se traduit par la volonté de montrer ce qui existe ; en l’occurence, l’année dernière, par des appels à la liberté plutôt que des dénonciations. Même si j'ai entendu : « Féminin-Masculin, mais le masculin il est où ? » « Il n'y en a que pour les femmes ! », c’était sous forme de plaisanterie. Ceux qui ont été gênés de voir les corps transsexuels d'Amori e Metamorfosi à l'écran n'en ont pas fait un scandale (Yanira Yariv, 2014).

 

La programmation n’est donc pas directement liée « aux événements », même si l’actualité est reflétée à travers les films. Cette année, sans que cela soit volontaire au départ, les avant-premières étaient en grande cohérence avec la thématique du festival. Sur les films possibles, j'ai longtemps pensé programmer L'Ultima spiagga (Thanos Anastopoulos et Davide Del Degan, 2016). À Trieste, une seule plage reste séparée en deux : les hommes d'un côté et les femmes de l'autre. Le film montre ce que sont les femmes entre elles et les hommes entre eux ; les rapports de séduction adoucis par l'âge... Il laisse entendre la situation particulière de Trieste comme ville de passage, extrêmement ouverte et historiquement métissée. C’est donc un film riche et singulier, mais dont le montage était un peu trop lâche, et nous avons finalement choisi le formidable Mme B, histoire d'une Nord-Coréenne (Jéro Yun, 2016), – Sonita (Rokhsareh Ghaem Maghami, 2015) pour la manière dont la réalisatrice montre son implication dans le réel, et Dernières nouvelles du cosmos (Julie Bertuccelli, 2016), dont nous avons beaucoup apprécié la justesse de mise en scène.

Mme B, histoire d'une Nord-Coréenne, Jéro Yun, 2016

© Zorba Production / Su:m

Je voulais également inviter Mehrdad Oskouei, un cinéaste iranien très impliqué dans le combat féministe. Son film The Other Side of Burka (2004) est un pamphlet contre l’obligation imposée aux femmes au sud de l'Iran de porter un masque de métal absolument moyenâgeux. Depuis dix ans, il a tourné trois films dans un centre de détention de jeunes gens à Téhéran, deux du côté des garçons et un du côté des filles, tous extraordinaires sur les contours de l'identité féminine et masculine [1]. Mais entre-temps, j'ai appris que Mania Akbari avait coréalisé Life May Be avec Mark Cousins ; je l’ai vu comme un film d’ouverture formidable pour le festival. Il n’était pas possible de tout programmer; nous avons décidé de montrer les films de Mania Akbari au sein des Rencontres et d’organiser un Rendez-vous – deux jours de projection – avec les films de Mehrdad Oskouei en novembre.

 

À chaque édition, vous avez la préoccupation de mêler d'autres mondes cinématographiques au monde du documentaire : par exemple, les Rencontres 2008 avaient abordé les « limites » entre documentaire et fiction.

 

C’est, de tout évidence, intéressant de ne pas travailler dans des champs cloisonnés. Tout un pan du documentaire actuel compose avec différentes écritures, utilise les procédés de la fiction, vient de l'art plastique et se tourne vers l’essai... En évoluant de cette manière, il joue son rôle de « laboratoire » du cinéma et c’est ainsi qu’il reste une clef pour comprendre le monde. Godard dit : « Mettons bien les points sur les i : tous les grands films de fiction tendent au documentaire, comme tous les grands documentaires tendent à la fiction. Et qui opte à fond pour l'un trouve nécessairement l'autre au bout du chemin. » [2] Je crois très fortement à cela et essaie d’ouvrir la programmation aussi largement que possible.

 

Avec Barbara Hammer, ce sont les apports de la contre-culture en particulier lesbienne que vous mettez en valeur. De manière plus générale, le cinéma expérimental qu'elle représente semble s'être imposé comme une forme nécessaire pour appréhender le sujet Féminin-Masculin. Pourquoi ?

 

Sur une telle thématique, je voulais intégrer les différentes manières d'être au monde et de faire du cinéma, parce que cela va ensemble. L'expérimental s'est imposé par le biais de films que nous avions vu chez Light Cone. Les femmes s’y expriment sans tabou, sans aucune limite. Les premiers films de Barbara Hammer montrent des clitoris sur des kilomètres ! Cela nous a fait rire, mais plus sérieusement quelque chose se joue là que l'on ne voit pas ailleurs. No money, mais du coup no tabou, no format, no nothing... Cette envie de représenter l'intime, la relation au corps, les règles était importante à prendre en compte. La chance a été que Barbara Hammer se rende à Varsovie en octobre 2016 et que nous puissions la détourner un peu par ici.

 

Chantal Richard dit dans sa présentation des Rencontres : « les désirs d'affirmation et de liberté qui traversent tous les films font littéralement exploser le cadre et les modes de récit, bousculant les codes du cinéma documentaire. » Voyez-vous un lien entre la remise en cause des frontières de genre féminin - masculin et celle des frontières de genre cinématographiques ?

 

Il est heureux de ne pas rester dans les « assignations » qui vous sont données, qu'elles soient des assignations de genre sexuel ou des assignations de genre cinématographique. J’essaie d’en faire l’application : j’écarte ma quasi-obsession d'une narration fluide et compréhensible, j’élargis le critère « dire quelque chose » du monde vers « avoir la sensation » du monde, du rythme, de la lumière... Ainsi, lorsque Marianne et moi avons découvert Su Friedrich, nous nous sommes dit qu'elle faisait du documentaire : avec une narration novatrice, certes ; avec une dissociation de l'image et du son, certes ; néanmoins elle « documente » ses obsessions, ses images mentales, ses rêves. Elle nous parle de son corps et de son histoire. Sans vous prendre conventionnellement par la main, le film fini, vous avez tout compris et vous êtes bouleversé. Or Su Friedrich réalise, produit, diffuse dans le réseau du cinéma expérimental.

 

Par ailleurs, Su Friedrich, comme Barbara Hammer, maîtrise remarquablement les formes cinématographiques. Barbara Hammer passe du cinéma direct à la mise en scène de fiction et de l'animation au tournage aux rayons X, à la photographie, au collage, aux images sous-marines... J'ai été heureuse de montrer une femme qui n'avait pas peur de la « machine cinéma ». Elle se forme seule à chaque nouvelle technique, qu'elle peut n'utiliser que pour un film, avec un grand souci de cohérence entre ses choix esthétiques et politiques. Cela se célèbre !

Les films présentés datent d'une période allant des années 1960 à aujourd'hui. Quelle importance avez-vous accordé à la chronologie dans votre programmation?

 

Les Rencontres proposent un nombre relativement restreint de films. Cela permet d'ouvrir des portes mais en gardant l’idée que l’on ne peut pas parcourir toute une évolution. Par exemple, Flaming Creatures en 1963 (Jack Smith) signe une représentation nouvelle qui donnera naissance à l’imagerie queer, et devient un film culte pour lequel Jonas Mekas est prêt à faire le coup de poing. Il ouvre une porte de manière poétique, décalée, incroyable ; une porte que Barbara Hammer ré-ouvrira plus loin.

 

L'Histoire et l'histoire du cinéma sont le reflet l'un de l'autre. Avec Anatomie d'un rapport en 1975, une nouvelle porte s’ouvre : Luc Moullet et Antonietta Pizzorno se filment pour mettre en mot leur expérience de couple. Ce geste inédit coïncide avec les grandes victoires féministes de cette année-là : la légalisation de l'avortement, l'indépendance financière des femmes... Cela nous a inspiré le désir de revenir sur cette année particulière. Avec Nicole Fernandez, du Centre Simone de Beauvoir, nous sommes tombées d'accord pour programmer une table-ronde sur l'année 1975 autour du film Maso et Miso vont en bateau (Nadja Ringart, Carole Roussopoulos, Delphine Seyrig, Iona Wieder), afin de tisser les liens entre histoire politique et histoire des représentations, entre les luttes et les expériences de cinéma.

Maso et Miso vont en bateau © Les Muses s'amusent

Maso et Miso vont en bateau détourne la misogynie d’une émission de Bernard Pivot à la télévision. Avez-vous imaginé laisser la place à des œuvres qui reflètent d'autres positions qu'une position féministe ?

 

Au Centre audiovisuel Simone de Beauvoir, nous avions vu un film montrant la divergence entre la lutte féministe et la lutte sociale. Les militantes féministes y témoignaient des violences dont elles avaient été l'objet lors de la manifestation du 1er mai 1975 de la part du service d'ordre de la CGT. Injuriées, physiquement malmenées, elles étaient considérées comme des ennemies : les deux luttes auraient pu s'articuler mais cela n'a pas été le cas, et cela ne l'est pas encore complètement aujourd’hui. Mais nous n’avons pas été en mesure de mettre en place l’accompagnement historique qui aurait été indispensable à la programmation du film et nous avons renoncé.

 

Sur cette question, je voulais dire juste un mot de Masculin/Féminin de Godard (1968). Lorsqu'on me le citait en référence à l'intitulé du festival, je répondais : « Non, Masculin/Féminin comme l’ouvrage de Françoise Héritier et non comme le film de Jean-Luc Godard. » Pour moi revoir récemment son film avait été une expérience éprouvante, insatisfaisante, désagréable. Il y a bien sûr des films très anti-féministes. Anti-féminins ou anti-féministes ? Bonne question... Mais j’ai du mal avec la programmation « contre », comme une pédagogie négative. De fait, nous avons finalement inversé les termes et appelé l’édition : « Féminin/Masculin ».

 

Avez-vous cherché à dessiner des liens de filiation entre les cinéastes qui ont ouvert des portes dans les années 1960 et 1970 et les cinéastes d’aujourd’hui?

 

Oui, en invitant ceux qui continuent à réfléchir sur ces relations, qui actualisent l'héritage de ces mouvements : le Centre Simone de Beauvoir, le Festival des films de femmes de Créteil et la Maison des Femmes de Montreuil qui produisent, programment et interviennent dans le champ politique aujourd’hui. D’autre part, lors de la table-ronde en présence de Barbara Hammer sur le cinéma expérimental, un collectif de jeunes femmes de l'ETNA a pris la parole. Elles ont fondé un groupe exclusivement féminin : refaire cela aujourd’hui est très intrigant ! À travers l’expérience de sa mère, l’une d'entre elles, Anna Salzberg, s'intéresse à la mémoire d’un cinéma militant féministe dont les archives n’ont été ni conservées ni valorisées. Ainsi, le mode de production de son film rejoint celui de ses modèles et se préoccupe de la transmission d’une pratique cinématographique, pour sortir du déni et du mépris dont les luttes féministes sont encore l’objet.

 

D’autres filiations existent également. Le militantisme homosexuel de Barbara Hammer affirme d’une manière explicite le désir féminin, la singularité d’une sexualité féminine et gay. Il n’est pas sans rapport de voir Sophie Calle dans No Sex Last Night (1995) exprimer son désir pour Greg Shephard, alors que lui ne s'intéresse qu'à sa voiture... Elle fait passer un message cru de manière rouée et drôle ! Puisque le film joue double, voire triple jeu (l’autre titre en est Double Blind), il importe peu que ce désir soit réel ou joué : que les femmes aient du désir et qu'elles puissent l'exprimer, cela rejoint une grande revendication féministe.

 

 

L’essor des Gender Studies dans les pays anglo-saxons et plus récemment en France est l’un des héritages de cette deuxième vague féministe des années 1970. Le festival a mis en valeur la recherche anthropologique de Françoise Héritier. Comment avez-vous réfléchi la place des disciplines universitaires et en particulier de la réflexion sur le genre dans la programmation ?

 

Le festival a accueilli ces disciplines de manière assez limitée. D’une part, nous avons souhaité que les films prennent en charge ces questionnements. D’autre part, le caractère anthropologique du travail de Françoise Héritier nous apparaissait comme plus universel. Nous avons su très vite que pour des raisons de santé, celle-ci ne pourrait pas venir aux Rencontres. Mais en regardant le film de Patric Jean (Conversations avec Françoise Héritier, 2015), nous sommes retombées sous le charme de sa pensée si profonde, avec le plaisir supplémentaire de sa voix et de sa présence. Sa modestie est incroyable. Enfant, elle avait remarqué la manière dont les femmes se tenaient par rapport aux hommes. Elle relie ces souvenirs à son travail d'anthropologue : la manière de percevoir les substances du corps informent les relations de pouvoir dans la famille. Son analyse est vertigineuse. Elle met à bas l'idée reçue qu'il a existé des tribus matriarcales. Les exemples connus de filiation matrilinéaire n'impliquent pas de position supérieure des femmes. Aucune société n'a mis les femmes au pouvoir. « La valence différentielle des sexes » est une construction de pensée solidement ancrée, qui vient du fond des âges. Une pensée partagée par les femmes comme par les hommes ! Grâce à la manière dont Patric Jean se positionne, cadre et écoute, nous comprenons les fondations du mur contre lequel nous nous cognions sans comprendre pourquoi. Françoise Héritier nous en donne les dimensions, le ciment, l'histoire. Cela est précieux et n'enlève aucun espoir : toute construction d'esprit peut se détruire. 

Extrait tiré du dernier chapitre du DVD : « Filiation, terminologie, alliance » : Après l'évocation d'un mythe d'origine des indiens de terre de feu, Françoise Héritier rappelle sa théorie sur la transmission de la hiérarchie et de l'obéissance au père. Votre question sur l'évolution rapide de la situation aujourd'hui, amène ensuite Françoise Héritier à parler des préjugés et de leur rôle dans les relations de domination. Elle compare enfin les mécanismes d'infériorisation des femmes par les hommes avec les systèmes esclavagistes, coloniaux ou capitalistes. 

Les cinéastes expérimentales comme les militantes féministes ont privilégié des pratiques professionnelles transversales et collectives. Or votre parcours comme productrice aux Films du Village puis à Périphérie est marqué également par cet héritage. Vous semble-t-il en faveur d’une plus grande égalité entre hommes et femmes, ou plus largement d’une plus grande égalité sociale comme le suggère Françoise Héritier?
 

Yves Billon, le producteur fondateur des Films du Village, avait été partie prenante des collectifs de cinéma militant. À l'époque (de 1968 à 1978), les films se faisaient avec des bouts de chandelle, collectivement ; puis les réseaux de la même ligne politique invitaient les réalisateurs dans des lieux syndicaux, des associations, des ciné-clubs, assurant ainsi une importante diffusion hors des salles et du petit écran. Dans les années 1990, aux Films du Village, il restait un héritage de ce fonctionnement. En premier lieu, nous étions tous payés pareil. Ensuite, tous les métiers étaient fortement intégrés : nous étions à la fois directeur de production et producteur. Quand nous étions convaincus par un projet, nous le prenions complètement en charge, depuis le budget jusqu’à la négociation des contrats avec la chaîne, en passant par l’écriture des projets avec les auteurs, ce que ne font pas d’habitude les directeurs de production. Au sous-sol, il y avait un étage technique complet – montage, mixage, étalonnage, conformation – ce qui nous permettait de suivre au plus près les films. Enfin, Yves Billon s’occupait lui-même de la distribution. Ce service des Films du Village était à la fois un héritage, et une pratique assez visionnaire : en effet, des sociétés de production aujourd’hui s’investissent de plus en plus dans la distribution – Michel David de Zeugma Films, par exemple.

 

Aux Films du Village comme ici à Périphérie, je m'inscris plus facilement dans une organisation du travail collective que dans une organisation plus conventionnelle. C’est une manière de vivre et de travailler qui me convient mieux, qui respecte également mieux l’égalité entre les membres d’une équipe, les salariés d’une société. Cette égalité entre salariés et celle entre femmes et hommes ont partie liée, bien sûr, et cela aussi m’importe...

Propos recueillis par Gaëlle Rilliard le 1er février 2017 à Périphérie

 + lire Les femmes crèvent l'écran par Gaëlle Rilliard

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[1] It's always late for freedom, 2007 ; Les derniers jours de l'hiver, 2012 ; Starless Dream, 2016 (grand prix Festival du film ethnographique Jean Rouch).

[2] JLG par JLG, p.144

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