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Faire de la place au hors-champ :

fissurer les films

Pas comme des loups, Vincent Pouplard, 2016 © Les Films du Balibari

Choisir un cadre c’est poser une frontière, déterminer un espace, ce qui est dedans, ce qui est en dehors. Et ce travail commence dès l’écriture. Socio-graphie. Le réalisateur écrit, prévoit mais très vite se laisse surprendre, écoute le monde tel qu’il est. Ici l’écriture ne fige pas le mouvement, au mieux elle est une excuse pour impulser un désir, une énergie qui donne l’impression de pouvoir commencer quelque part. Puis, une fois ce premier déplacement fait c’est le monde qui se met à tourner et nous offre ses images, ses sons. Dès lors il s’agit de s’y adapter, de récupérer la lumière réfléchie par ce miroir et de la rendre visible à d’autres.

 

Anticiper le réel, mettre en place des dispositifs. Dans le documentaire les règles se détournent, les systèmes se fissurent. L’évidence ne travaille pas l’imaginaire. Mettre en scène l’imprévu. Entre ce qui se voit et ce qui n’existe pas, il y a tout un panel d'éléments ambigus, composites, à identité floue, qui existent par bribes, se camouflent, se déguisent, se masquent, font irruption sans être invités. Vaste royaume que celui du hors-champ ; qui déborde la norme, sa clarté, parfois même au détriment du réalisateur.

 

Faire un documentaire c’est puiser dans le monde une histoire particulière qui dépasse son propre sens, qui exprime plus que ce qu’elle est. Il s’agit donc de poser la frontière de sa subjectivité à l’intérieur d’un espace infini. Délimiter dans un espace sonore (audio) et géographique (visuel) des zones qui condensent quelque chose de l’esprit humain. Délimiter sans pour autant dé-finir, il s’agirait plutôt d’ouvrir, de mettre en mouvement. Tentative. À chaque instant s’impliquer dans ce dialogue attentif avec le monde. Improvisation. Le cinéma documentaire a ceci de particulier qu’il est nécessairement conscient qu’il ne sait pas ce qui va se passer. C’est cela que j’appelle ici hors-champ, ce qui au tournage échappe à l’écriture, qui à l’écran existe sans appartenir au cadre, qui au montage nous révèle ce que disent les rushes. C’est cette force du réel qui naturellement existe, qui impose sa présence aux films. Qui échappe mais qu’il s’agit de rattraper avant qu’elle ne fuit, tout l’enjeu est là, d’accompagner dans un échange incessant. Récup’ et bricolage, il s’agit bien de recycler ce monde avant qu’il ne soit jeté à l’oubli. Artisanat. Pas question de voler des images, des sons, mais bien plutôt de les mettre en partage, chercher la possibilité de se les approprier, les mettre en forme, les assembler pour redonner vie au temps qui est déjà passé. Être présent au monde maintenant pour le faire exister et prendre prise, prendre le temps. Prendre et donner. Dans un monde de l’immédiateté l’abondance efface l’être et le documentaire tente de retrouver son ancrage. Ce n’est pas un hasard si bien souvent le cinéma documentaire se préoccupe du hors-champ social, espace invisible, oublié, renié. Son implication dans le monde réside dans le fait d’ouvrir les frontières des habitudes, des stéréotypes, du sentiment de savoir. (Re)mettre en question, faire vaciller les certitudes, inscrire la nécessité du doute sur pellicule et carte mémoire.

 

Au montage encore une fois il s’agira de se laisser guider par les images, par le son, pour comprendre ce qu’ils nous disent du monde. Associer ces zones éparpillées pour leur donner un sens propre, unique, les faire parler entre elles et écouter la conversation.

Faire un documentaire donc c’est confronter sa subjectivité à celle du monde et la proposer aux autres. Jean-Louis Comolli dirait « c’est filmer les gens dans leur fiction et pas seulement dans la mienne ».

Comme des lions de pierre à l’entrée de la nuit, Olivier Zuchuat, 2012

© Prince Film / AMIP / Periplus Itd / Les Films du mélangeur

Le documentaire est un cinéma de la surprise, du doute, de la remise en question, de la fissure, de l’irrégularité, de la tentative, de l’imprévu, c’est ce qui guide sa dramaturgie, qui entretient son suspens et qui le rend passionnant. En cela il consiste à accepter de se déplacer, de prendre conscience de ce qui est autre. Il s’agit de prévoir une place pour accueillir le hors-champ, pour dialoguer avec, pour l’accompagner et le faire exister car c’est dans sa fragilité, dans son insécurité que le documentaire donne au cinéma la possibilité de nous surprendre, au monde la possibilité de se découvrir. Fissurer les films pour ne pas les figer. Ne pas chercher l’« image juste » comme le disait Godard. Tenter sa chance, provoquer la vie, s’accorder à son rythme, à son mouvement.

 

Fissurer les films c’est également refuser et dépasser les frontières de genre : fiction/documentaire, c’est créer ce que Jean-Louis Comolli nomme les « ciné-monstres », êtres hybrides, affranchis des normes, des conventions, des habitudes. Se concentrant sur l’essentiel : faire surgir du sens dans ce monde, partager la peur, l’amour, la révolte, la liberté, en un mot les sentiments. Puis, explorer ces failles, refuser d’être systématisé, affirmer l’humanité dans sa diversité, se rapprocher de ce que nous sommes, identités morcelées, parcellaires, bricolées, contradictoires et en mouvement. Le hors-champ, espace méconnu peut, si nous sommes à l’écoute, faire irruption jusqu’à nous ; quelques indices filtrent, une rumeur s’immisce. Plutôt que de s’en méfier, de renier son existence, tenter de le faire disparaitre, de contrôler le cadre, nous le laissons venir, nous le mettons en scène, nous lui répondons car c’est lui qui, par intrigue, par imprévu, travaille notre imaginaire et le pousse à déplacer ses propres frontières. En se laissant fissurer le cinéma ouvre la possibilité de mettre en mouvement les esprits et les corps.

Julien Baroghel 

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