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« Un autre regard sur le jeu est possible » 

Entretien avec Florent Maurin

© The Pixel Hunt

Depuis quelques années, de plus en plus de formes de créations documentaires se prennent au jeu de la « gamification », bousculant les codes narratifs et le rapport du spectateur aux modes de représentation auxquels il est habitué. La rencontre a priori antinomique entre le documentaire et le jeu vidéo fait émerger de nouveaux enjeux, en particulier lorsqu’elle interroge la nature politique de l’expérience du spectateur devenu joueur. Rencontre avec Florent Maurin, concepteur d’un « jeu du réel » qui s’appuie sur l’expérience des réfugiés. 

Le jeu vidéo est de plus en plus sollicité dans le cadre documentaire. Comment saisir son impact dans le foisonnement des nouvelles écritures ?

 

À mon sens, le principal problème du web-documentaire à ses débuts a été d’évaluer la complexité du transfert de la responsabilité de la consultation de l’auteur du documentaire vers l’internaute. Tous les médias linéaires – l’émission radiophonique, la littérature ou le film documentaire, sont conçus comme des discours, avec un début, un milieu, une fin, un propos organisé qui se déroule et le spectateur, auditeur ou téléspectateur, reçoit ce discours. Ce dernier y adhère ou non, mais il est toujours dans une position qui rappelle celle d’un étudiant dans un cours magistral. S’il est très actif dans l’écoute, il ne lui appartient pas d’avoir une influence sur la structure de la narration. Il la reçoit comme une proposition pensée et organisée par l’auteur. L’objet interactif remet tout cela en question. Au lieu de fonctionner comme un discours, il fonctionne comme une discussion.

Il est nécessaire que les publics des objets interactifs posent des questions à ces objets, obtiennent des réponses et en fonction de ces réponses, s’interrogent à nouveau. Cette discussion contribue à la fois à transmettre des connaissances et à amender les représentations mentales que l’utilisateur a de l’objet en question. Le jeu vidéo fonctionne de la sorte. On n’est plus dans un discours qui ne va que dans un sens, mais dans une sorte d’échange, du programme vers le joueur, du joueur vers le programme. C’est la différence radicale de nature entre une narration linéaire et une narration non linéaire.

Or à ses débuts le web-documentaire a eu du mal à évaluer à quel point cette différence changeait les choses, à quel point elle exigeait un effort supplémentaire de la part de la personne à laquelle on s’adresse. Beaucoup, moi le premier, se sont appliqués à vouloir tout raconter, laissant l’interacteur se débrouiller pour aller chercher ce qui l’intéressait. De nombreux web-documentaires ont été conçus comme des interfaces avec de multiples endroits vers lesquels se diriger. L’auteur partait du principe que tout était intéressant, et que l’« interacteur », passionné, irait cliquer partout. Or malheureusement cela ne se passe pas comme ça. Des lois de psychologie cognitive montrent que lorsqu’il y a trop de portes à ouvrir, on a tendance à ne plus vouloir en ouvrir aucune.

Si le jeu se répand de plus en plus dans les webdocumentaires aujourd’hui, c’est parce que le « game design », la grammaire du jeu, correspond d’abord à l’art de créer un défi, de donner un intérêt à une discussion, de faire comprendre à la personne à laquelle on s’adresse dans quelle direction on veut l’emmener. Au lieu de poser des questions tous azimuts, qui ne permettront pas à l’interacteur de savoir à quelles réponses s’attendre, le game design permet de les orienter dans une direction donnée. Se faisant, un auteur peut retrouver le contrôle de sa narration en anticipant, en imaginant les choix qui pourraient être intéressants pour l’interacteur. Sid Meier, un game designer américain, affirme que « le gameplay – soit le résultat du game design – est une série de choix intéressants ». Un web-documentaire est par défaut une série de choix, mais parfois ces choix n’ont pas été pensés pour être intéressants. Très souvent, les personnes qui sont en face de ces objets-là se lassent rapidement et les temps de consultation sont courts. Un webdocumentaire avec un gameplay implique de se demander, parmi tous les choix que je désire proposer, ceux qui sont vraiment intéressants. Comment vais-je mettre de l’enjeu, du défi, comment vais-je titiller l’interacteur – qui devient alors un joueur – pour lui donner envie de me poser des questions, de continuer la discussion à travers l’objet documentaire ? L’intérêt principal du jeu et du game design, c’est de créer les conditions de cette envie de continuer la discussion.

Beaucoup de jeux vidéo sont aujourd’hui conçus dans une démarche d’accompagnement d’un documentaire diffusé à la télévision. Au-delà de cette réalité économique, quelles sont les modalités de la rencontre entre ces deux objets ?

 

L’enjeu, c’est avant tout d’éviter la paraphrase. Si on raconte exactement la même histoire dans le documentaire télévisé et le jeu vidéo, on rate quelque chose. Il faut qu’ils se complètent l’un et l’autre, qu’ils se répondent, qu’on puisse avoir envie de jouer au jeu parce qu’on a vu le documentaire, de voir le documentaire parce qu’on a joué au jeu, qu’un ping-pong s’installe entre ces deux objets.

Le minimum, c’est d’avoir une base de documentation commune. Cela peut être une base bibliographique, ou les rushes du documentaire, ceux qui ont été montrés à l’écran et ceux qui ne l’ont pas été. Dans Jeu d’influences, par exemple, nous avons récupéré des rushes non utilisés dans le documentaire qui nous paraissaient intéressants sur des points très spécifiques pour le jeu.

Jeu d'influences : les stratèges de la communication, Gilles Bovon, 2014 

© Premières Lignes Télévision

L’auteur conserve la vision qu’il a construite dans son documentaire, et le game designer travaille sur sa propre vision du jeu. Il ne m’est jamais arrivé de faire un jeu qui adoptait exactement le même parti-pris que le documentaire qu’il était censé accompagner. Par exemple, j’ai travaillé sur Jacques Jaujard, le conservateur du musée du Louvre pendant la Seconde Guerre mondiale. Le documentaire, produit par Ladybirds Films, propose une reconstitution de son histoire, avec notamment des images d’archives dans lesquelles des dessins de Jacques Jaujard avaient été intégrés. Dans le jeu (Illustre et inconnu - Comment Jacques Jaujard a sauvé le Louvre), il ne servait à rien de raconter à nouveau l’histoire telle qu’elle s’était passée. A l’inverse, ce qui nous paraissait intéressant, c’était de raconter le champ des possibles. Jacques Jaujard aurait-il pu faire mieux ? En l’occurrence, c’était difficile car il est parvenu à ne perdre aucune des œuvres d’art qu’il avait sous sa garde. L’objectif du jeu consiste donc à faire aussi bien que lui, mais contrairement au documentaire, le joueur aura la possibilité de ne pas avoir les mêmes réflexes, d’échouer et de finir la guerre avec des œuvres détruites, parce qu’il aura été trop irrespectueux envers l’occupant et démis de ses fonctions, ou à l’inverse parce qu’il aura été trop collaborateur, etc. En partant de la situation réelle, nous souhaitions comprendre comment il a marché sur cette corde raide tout au long de la guerre et comment il a réussi à s’en sortir. Notre jeu raconte la corde raide et propose au joueur de tenter de relever les mêmes défis.

Illustre et inconnu - Comment Jacques Jaujard a sauvé le Louvre,

Jean-Pierre Devillers et Pierre Pochart, 2014 © Ladybirds Films

Autre exemple, nous venons de terminer un programme accompagnant un documentaire qui raconte l’histoire de la pensée anarchiste (Ni Dieu ni Maître, une histoire de l’anarchisme). La narration interactive que nous avons imaginée s’apparente à un test de personnalité partant d’un postulat de départ délibérément provocant : nous sommes tous anarchistes, qu’on le veuille ou non. Ensuite, sous couvert de déterminer quel anarchiste vous êtes, on pose des questions pour attirer votre attention sur la multitude des courants de l’anarchie. Il n’y a aucune dimension chronologique dans notre expérience interactive, contrairement au documentaire.

Il faut à chaque fois se demander quel serait l’angle le plus adapté pour une discussion interactive. Quelle place je laisse au joueur, quel rôle je lui attribue ? Ce n’est pas une question qui se pose lorsqu’on réalise un documentaire : la place du spectateur est définie, il va écouter l’histoire qu’on lui raconte, on s’interroge sur les moyens disponibles pour rendre l’histoire intéressante, mais pas nécessairement pour l’impliquer, comme c’est le cas pour le jeu.

Ce déplacement du spectateur au joueur, qui ouvre de nouvelles possibilités immersives, s’inscrit aussi dans la longue tradition du jeu vidéo et du divertissement. Comment aborder cette dimension ludique inhérente au jeu vidéo lorsque les finalités sont plus sérieuses, comme c’est le cas pour ce qu’on appelle communément les « newsgames » et les « serious games » ?

 

Les newsgames et les serious games n’ont pas les mêmes finalités. Les newsgames sont des jeux réalisés dans les rédactions des journaux avec pour unique but d’informer. Ils ne peuvent être correctement réalisés que par des journalistes qui ont accès à toute la force de frappe de la rédaction (développeurs, graphistes...), qui vont pouvoir renvoyer à la fin du jeu vers des articles à lire, vers d’autres ressources, etc. J’en ai fait un peu au début car je suis journaliste de formation, mais ma démarche est aujourd’hui plus documentaire que journalistique, dans le sens où j’ai la prétention de penser que lorsque je fais un jeu, j’ai une vision d’auteur. Dans un newsgame, le but n’est pas de poser un regard sur le réel, mais de transmettre des faits. Idéalement, l’intégralité du game design doit être constitué de faits vérifiables, sans trop laisser de place à l’émotion, à la subjectivité, à l’interprétation. L’auteur s’efface devant son objectif, la transmission de l’information. C’est une contrainte qui rend les newsgames parfois arides, ou alors il faut qu’ils soient très courts. Je me rappelle Le jeu dont François Hollande est le héros (LeMonde.fr), qui vous fait comprendre les petits arrangements qu’un président est obligé de faire avec ses engagements de campagne pour conserver sa majorité parlementaire. Il dure dix minutes, c’est super intéressant, mais on a très vite compris le truc. On ne le refait pas deux fois.

Les « serious games », eux, correspondent à tous les jeux qui ne sont pas directement appliqués au divertissement. L’histoire du jeu vidéo rejoint en partie celle de la bande dessinée, dont l’extrême majorité étaient faites, dans les années 1950, pour divertir la jeunesse. Certains auteurs se sont alors demandés pourquoi la bande-dessinée ne pouvait pas parler de sujets vraiment sérieux. Art Spiegelman raconte l’histoire de sa famille dans les camps de concentration, Joe Sacco fait du reportage de guerre... De nombreuses personnes se sont mises à traiter en bande-dessinée des sujets qui n’étaient a priori pas divertissants. On en est arrivé à créer un terme, le roman graphique, que je trouve personnellement un peu « cache-sexe ». C’est la même chose pour les « serious games » c’est comme si on concédait dans l’appellation même que le terme de base, le jeu vidéo, était forcément trivial, avait une connotation péjorative. Je n’emploie jamais le terme « serious games », même si ce que je fais entre pleinement dans la classification de ces jeux qui ne sont pas orientés d’abord vers le divertissement. Je fais des jeux vidéo, plus précisément des « jeux du réel » parce que mon game design s’applique d’abord à parler du réel, avec un degré de fiction plus ou moins grand selon le projet. La pierre angulaire de The Pixel Hunt, c’est d’imaginer des game design pour que nos jeux racontent quelque chose du réel, pour qu’ils puissent vous accompagner une fois que vous avez fini votre partie, dans votre rapport au réel, historique, politique, géopolitique. J’essaie de faire des jeux qui racontent des histoires autant qu’ils essaient de faire réfléchir sur des situations réelles.

C’est dans ce rapport au réel, dans cette volonté de raconter la réalité que se rencontrent selon vous le documentaire et le jeu vidéo, deux univers a priori antinomiques, que tout semble séparer ?  

 

Au-delà de cette différence entre le discours d’un côté et la discussion de l’autre, il y a beaucoup plus de ressemblances qu’on pourrait le croire entre le travail d’un auteur de documentaire et celui d’un auteur de ce type de jeu. Les questions à se poser sont les mêmes : quel est l’enjeu ? quelle est la dramaturgie ? Quelles sont les questions essentielles de ma problématique qui pourraient être intéressantes à poser au joueur, autour desquelles il pourrait être intéressant de concevoir mon game design ? Quand on écrit, tourne, monte un documentaire, on se demande comment faire pour maintenir la tension dramatique, quel arc narratif mettre en place, etc. Si nous n’employons pas les mêmes mots, ces dimensions se retrouvent dans le game design. On parle par exemple d’un état de « flow » : comment faire pour progressivement complexifier les interactions, pour qu’au fur et à mesure le joueur progresse dans sa connaissance du jeu en répondant à des défis toujours plus intéressant ? Dans le documentaire, c’est la même chose : pour que le spectateur apprenne des choses sur le sujet traité, il faut développer une pensée, des arguments, une gradation dans son propos, rentrer dans le détail pour captiver son attention. La nature du média est différente, comme les outils pour l’exprimer, mais la logique est similaire.

Mon postulat, c’est que pour faire un bon jeu, il faut une histoire avec un enjeu. C’est la même chose pour le documentaire. Il n’est pas d’histoire qui ferait un bon documentaire et qui ferait un mauvais jeu, ou inversement. L’ADN commun, c’est une tension, une progression racontée. Cette tension est à la fois le moteur de la narration linéaire et du game design. La dimension ludique se retrouve dans les choix proposés. Prenons l’exemple des Let’s play, ces vidéos qui ont un grand succès chez les jeunes, dans lesquelles des gens se filment en train de jouer à un jeu vidéo, en train de faire les choix à votre place et de les commenter. Un « Let’s play » d’un jeu vidéo documentaire se rapproche d’un documentaire : nous partons d’un système où les possibles sont nombreux, nous décidons de faire des choix, et ces choix racontent une histoire. C’est ce que fait le documentariste lorsqu’il est face au réel ! Et c’est ce que fait le joueur lorsqu’il est face à une représentation évidemment extrêmement simplifiée, du réel. Le documentaire est un regard posé sur le réel, un regard tout à fait subjectif. Le seul réel qui existe, c’est celui que chacun expérimente avec ses sens, même si certains philosophes trouveraient là encore à y redire. Construire une discussion, et non un discours, implique de laisser une place au joueur. Chacun de ses multiples choix – et c’est à nous de les anticiper – présente une version simplifiée de ce qu’il aurait été dans la réalité.

Faire référence au réel implique aussi, dans le cadre d’un jeu vidéo, de représenter virtuellement le réel, de le modéliser. Dans quelle mesure le degré de réalisme graphique influence-t-il la crédibilité du jeu ?

 

Notre média a ses propres contraintes. Nous n’avons pas la puissance logicielle pour simuler la réalité dans son entièreté. On distille la réalité, on la concentre et on en fait une représentation totalement artificielle. Ce qui est intéressant, ce n’est pas tant de se demander si la réalité que je donne à jouer est la vraie réalité, puisque tout le monde est d’accord pour dire que ce n’est pas du tout le cas, mais plutôt de s’interroger sur le processus à l’œuvre dans le cerveau du joueur. Qu’est-ce que cela suscite chez lui ? Quelles sont les alertes qui vont naitre chez lui au moment du jeu et qu’il va emporter avec lui quand il va écouter la radio, regarder la télévision, être exposé à la réalité quotidienne ? Il ne prendra pas ce qu’il a appris dans le jeu pour la réalité – réalité et jeu ne se confondent pas, c’est impossible – mais il pourra appliquer dans la réalité ce qu’il aura compris d’un réel extrêmement simplifié dans le jeu. Cette réalité étant à la fois celle de ses sens et la réalité médiatique à laquelle il est tout le temps exposé. Prenons pour exemple un jeu réalisé par American Public Media, le deuxième réseau de radio publique aux États-Unis, dans lequel vous deviez essayer d’équilibrer le budget américain. Si toute une partie de la réalité de ce qu’est le budget américain était éludée dans le jeu parce que vous n’aviez pas à affronter les conséquences humaines de vos choix, il n’empêche que jouer à ce jeu permet d’avoir des ordres de grandeur entre les différents postes budgétaires, de percevoir le coût du déploiement de soldats américains sur le sol afghan pendant un an, etc. Ce n’est pas la réalité, mais ça donne des clés de compréhension, des choix de lecture de la réalité.

Cette possibilité du jeu consistant à impliquer de facto l’utilisateur amené de lui-même à décrypter des mécanismes à partir d’un réel extrêmement simplifié constitue-t-elle pour vous l’intérêt principal des « jeux du réel » par rapport au documentaire linéaire ?

 

Oui, c’est l’une de ses forces. Une autre consiste à créer le terrain d’une certaine empathie. Non pas de mettre l’utilisateur « à la place de » l’espace d’un instant, parce qu’encore une fois il ne faut pas confondre réalité et fiction, mais dans la situation de se poser des questions qu’on ne s’est jamais posées. Si j’étais trans et que j’avais envie d’avoir un corps qui ressemble le plus au genre auquel je pense appartenir, comment réagirais-je si je devais prendre un traitement hormonal pour modifier mon corps ? C’est une question que je ne me suis jamais posée, mais il y a un jeu réalisé par une game designeuse trans qui le raconte, et qui propose de se poser les questions qu’elle s’est posée au fur et à mesure de sa transition. Comment réagirais-je si je suis conseiller en communication de crise, ou plus exactement un chef d’entreprise devant faire appel à un conseiller en communication de crise, et que je dois choisir entre licencier ma bras-droit qui m’a toujours fidèlement aidée, et fermer mon entreprise en mettant soixante personnes au chômage ? Il s’agit de créer un terrain où le simple fait de se poser la question est possible, parce que l’utilisateur est incité à le faire par le game design. Il ne l’aurait probablement pas fait par ailleurs. Une empathie se crée, quel que soit le type de personnage. Quand on joue à Jeux d’influences, sans avoir une quelconque sympathie pour son personnage principal, entrer en empathie par le jeu permet néanmoins de mieux comprendre sa situation, pour éventuellement mieux la critiquer. Ce sont toutes ces questions que je ne me pose pas nécessairement, auxquelles je suis amené à me confronter parce que le game design du jeu m’y amène. Puis une fois que je ne suis plus dans le jeu, que racontent mes choix ? Pourquoi les ai-je pris, qu’est-ce que cela signifie pour moi, en tant que personne, citoyen, électeur ? Encore une fois nous ne sommes pas très éloignés des questions qui peuvent naître après la lecture d’un roman ou le visionnage d’un documentaire. Le mode opératoire est différent, mais l’effet que cela peut avoir sur nous est relativement proche.

Les « jeux du réel », tels que vous les envisagez, rejoignent certaines caractéristiques de la démarche documentaire, mais obéissent aussi paradoxalement aux codes de la fiction. Si la narration repose sur un parcours documentaire recréé pour et par l’utilisateur, le jeu s’appuie sur une fiction interactive.

 

Mes jeux font référence au réel, encouragent à réfléchir sur le réel, sont ancrés dans le réel à travers des dates, des lieux, des événements, mais les personnages de mes jeux sont quasiment systématiquement des personnages de fiction. Le Jacques Jaujard de mon jeu, puisqu’il peut lui arriver de perdre des œuvres d’art et de se faire tuer par la Gestapo, ce qui n’est pas arrivé au personnage réel, est un personnage de fiction. Le Louis Esmond de Jeu d’influences n’est pas un vrai chef d’entreprise. Dans le jeu, nous voulions parler de la communication de crise en politique, mais également dans le monde de l’entreprise, tout en donnant la possibilité au joueur de vivre une dizaine de séquences de communication de crise différentes. Même si nous parlons de la vraie communication de crise, que nous faisons référence à des vraies affaires, nous n’avions pas d’autres choix que de créer un personnage de fiction pour pouvoir construire, organiser et présenter notre propos sur le réel.

C’est la même chose pour Enterre-moi, mon amour. Pour construire Nour, notre héroïne, nous nous sommes beaucoup inspirés de l’histoire de Dana, une Syrienne qui habite aujourd’hui en Allemagne et que la journaliste Lucie Soullier avait interviewé pour son article Le voyage d’une migrante syrienne à travers son fil WhatsApp. Mais Nour n’est pas Dana. Contrairement à elle, Nour est mariée, a fait des études de médecine, peut prendre une cinquantaine de voies différentes pour arriver en Allemagne alors que Dana n’en a pris qu’une. L’une est directement inspirée de l’autre, mais l’une n’est pas l’autre. Le but, c’est qu’en jouant au jeu, l’utilisateur comprenne mieux la réalité de Dana, mais aussi celle de milliers d’autres migrants, tout en étant très clair sur le fait que Nour est un personnage de fiction. Elle n’existe pas. Elle est d’ailleurs dessinée, aucune photographie n’illustre le jeu. Toutes les archives sont systématiquement redessinées.

Enterre-moi, mon amour, 2017 © The Pixel Hunt

On s’est évidemment posé la question, avec tout le travail qui a été fait, tous les reportages réalisés dans tous les endroits où les migrants passent. N’aurions-nous pas pu, pour rendre l’expérience encore plus réaliste, utiliser ce matériel photographique ? C’est justement parce que cela nous paraissait encore plus réaliste que cela ne nous semblait pas être une bonne idée. Sait-on ce que les gens qu’on aurait découvert en arrière-plan sur la photo utilisée sont devenus ? Sait-on s’ils ne sont pas morts dans des circonstances dramatiques ? N’y-a-t-il pas un problème à utiliser ces gens comme un matériau pour notre jeu ? J’étais très mal à l’aise avec cette idée-là.

Rien de ce que fait Nour ne pourrait pas être fait par un(e) migrant(e) qui entreprend ce voyage-là. Absolument rien. Il y a des moments où elle a des coups de chance, mais des migrants nous ont raconté des coups de chances incroyables, ou nous les avons lus dans des témoignages. Il y a des moments où il lui arrive des choses dures, voire horribles, mais là encore ces moments sont inspirés d’autres témoignages de migrants. Rien de ce qui arrive à notre personnage de fiction n’est pas déjà arrivé à un migrant. Nour est un personnage réaliste, mais elle n’est pas pour autant un personnage réel. Peut-on parler de parcours documentaire alors que nous sommes autant dans la fiction ? Est-ce plutôt un docu-fiction ? Nous nous situons plutôt dans la lignée du long-métrage documentaire d’animation Valse avec Bachir. Le parcours est documenté. Tout ce qui arrive à notre héroïne est arrivé dans la réalité. Nous n’inventons rien, si ce n’est notre personnage – vecteur lui-même.

Enterre-moi, mon amour, 2017 © The Pixel Hunt

Dans votre jeu Enterre-moi, mon amour, vous proposez non pas d’incarner une migrante mais Madj, son mari qui a choisi de demeurer en Syrie et est donc d’ores et déjà en empathie avec le personnage. Ce choix reflète-t-il une autre caractéristique des « jeux du réel », celle d’incarner un héros plus proche de la réalité du joueur ?

 

Avec cette histoire, nous voulions subvertir les codes du jeu vidéo. Normalement, dans le jeu vidéo, vous êtes en contrôle. Et si vous êtes bon, vous réussirez à battre le jeu. Or dans notre jeu, vous vous apercevrez au fil de votre partie que vous ne contrôlez pas grand-chose : quand on est au bout du téléphone, et que tout ce qu’on peut faire c’est envoyer des SMS, c’est plutôt une sensation de dépossession et d’angoisse qui nous envahit. C’est précisément ce que nous ont raconté les gens qui, soit sont déjà en Europe et sont en contact avec leurs amis, leur femme, leur fils, leur frère qui sont en train de faire le voyage, soit restent dans le pays – la Syrie, l’Irak, etc et voient leurs proches partir. Ce qui est terrible là-dedans, c’est cette impuissance. C’est cela que nous racontons dans notre game design.

À travers l’illusion d’être en contrôle en envoyant des messages et en donnant des conseils, on se rend compte que non seulement vous n’êtes pas en contrôle parce que vous ne pourrez pas toujours donner le bon conseil, mais vous pouvez aussi donner de mauvais conseils. À la fin d’une partie d’Enterre-moi, mon amour, la question posée est celle de la résignation. Cela résonne avec l’expérience de Dana, qui nous confiait de ne pas toujours dire la vérité à sa mère, restée à Damas, afin d’éviter qu’elle ne s’inquiète. C’était vraiment une preuve d’amour : elle est en train de risquer sa vie, elle a une oreille qui pourrait lui permettre de s’épancher, de confier ses peurs, etc, mais elle continue à avoir de l’empathie pour sa mère et préfère lui cacher les choses plutôt que de l’inquiéter. C’est ce qu’il y a de beau dans cette relation, et c’est ce que nous voulons raconter dans notre jeu. Il nous faut nous interroger sur la manière de faire comprendre cela au joueur. On écrit une scène où Nour dit quelque chose à Madj, comme « j’ai fait la queue une demi-heure et tout s’est bien passé », et on en reste là. Puis un peu plus tard dans l’histoire, quelque chose lui échappe, et si le joueur est attentif, s’il choisit dans ses réponses de demander à Nour d’en dire plus, il va finir par découvrir qu’en fait elle lui avait menti, qu’elle lui avait caché quelque chose, parce que c’était trop compliqué à avouer, ou parce qu’elle s’est dit qu’il n’y pouvait rien et que cela allait juste le rendre triste, exactement ce que Dana nous a raconté dans sa relation avec sa mère. Notre rôle consiste à imaginer un game design qui rend cela possible. Cela fonctionne-t-il ou pas ? Comme pour un documentaire, on a une intention d’auteur, puis quand le spectateur voit notre film, il saisit ou ne saisit pas notre intention.

Enterre-moi, mon amour, 2017 © The Pixel Hunt

Évoquer le drame des migrants et de la guerre en Syrie à travers un jeu vidéo n’est pas chose évidente. Comment éviter le piège de rendre triviale la réalité de l’expérience des migrants ?

 

Je me prépare déjà à des critiques qui iront du « on ne joue pas avec n’importe quoi », « il y a des sujets qui ne se prêtent pas au jeu », à « c’est de l’appropriation culturelle », « vous ne pouvez pas faire un jeu alors que ça ne vous est pas arrivé à vous personnellement », etc. Dans l’histoire des différents médias, cette réaction a toujours eu lieu, qu’il s’agisse du roman, de la BD, du cinéma. Ce moment où l’on considérait que le média émergent n’était pas adapté, digne, qu’on ne pouvait pas raconter une histoire trop sensible à travers ce média là sans risquer d’abîmer, de décrédibiliser ou de manquer de respect à cette histoire et aux gens au cœur de cette histoire.

Je pense que ce n’est évidemment pas le cas. Il s’agit d’avoir une éthique, de faire attention à ce que l’on fait, de se documenter, etc. Je suis en paix avec le fait que tout le monde ne comprenne pas ça, que cela suscite des réactions étonnées voire agressives de certaines personnes. Au contraire, l‘indifférence me poserait plus question quant au sens de ma démarche. Tous les sujets peuvent être traités en jeu vidéo, comme par la plume, la photographie ou le documentaire. Attention, ils peuvent aussi tous être très mal traités ! Dans le cas de notre jeu, Dana et la journaliste Lucie Soullier sont toutes deux nos conseillères éditoriales. Elles relisent l’intégralité de ce que nous écrivons. Nous sommes en contact permanent avec elles. Dana nous donne son avis sur ce qui est possible et impossible. Elle n’a pas non plus le dernier mot sur tout ce que nous écrivons, car elle a une expérience. Tout le monde n’a pas eu la même expérience qu’elle, nous nous inspirons des multiples témoignages que nous avons pu lire ou recueillir. Évidemment si elle nous dit qu’une jeune Syrienne ne peut pas dire telle ou telle chose, nous l’écoutons.

Dans Enterre-moi, mon amour, quelles sont les variables d’ajustement au réel qu’il vous faut absolument prendre en compte dans votre game design ?

 

En fonction des choix du joueur, le temps n’est pas le même. Le temps du jeu se déroule à peu près trois fois plus vite que le temps réel. Une nuit dans le jeu passe en quatre heures. On est dans un « pseudo temps réel », plus rapide que le temps réel mais c’est un rythme qui colle à celui d’un voyage. Par exemple, à un moment du jeu, Nour se trouve dans un camp à la frontière macédonienne. Il ne se passe rien pendant trois ou quatre jours, donc le joueur ne va rien avoir à faire pendant ces quelques jours. Nour ne reprend contact avec lui seulement après plusieurs heures.

Il y a des moments où vous arrivez au bout d’un chemin, et nous décidons d’autorité que votre voyage s’arrête là. À d’autres moments, en fonction de l’état de son moral, mesuré choix après choix, événement après événement, Nour a la possibilité de trouver la force de continuer, de fuir ou de s’arrêter. Il s’agit là encore de la traduction en système de jeu de choses que nous avons lues, analysées et comprises à partir des témoignages de migrants. Jusque-là, le joueur a eu le contrôle de manière un peu détournée par ses choix, mais on ne lui a jamais dit « Nour a actuellement 53 points de moral » , ce sont des variables cachées. Il ne peut le savoir que s’il a vu la manière dont elle réagissait aux événements. Il a une perception floue de son état psychologique, comme lorsque nous sommes dans un rapport humain avec quelqu’un.

Notre sentiment, c’est que toutes ces histoires sont tellement humaines et violentes qu’elles sont toutes passionnantes. Quand on parle avec des migrants, on se rend compte des multiples différences de parcours, de leur courage et de leur force. Nous partons du principe que de toute façon quels que soient les choix effectués, il y aura des embûches, des hauts et des bas. On demande ainsi un effort de la part du joueur : c’est probablement plus simple de jouer à Super Mario Bros qu’à Enterre-moi, mon amour.

 

Enterre-moi, mon amour est le premier jeu vidéo indépendant produit par The Pixel Hunt (en co-production avec le studio de design d’interface Figs). Dans quelle réalité économique a-t-il été conçu ? À quel public le jeu s'adresse-t-il essentiellement ?

 

Comme nous nous inspirons de la réalité des conversations que les migrants ont avec leurs familles via leur téléphone portable, le jeu n'existe que sur ce support. Arte a accepté d’entrer en co-production avec nous. Arte a déjà sorti deux jeux vidéo. Dans le monde du jeu vidéo tel qu’il est aujourd’hui, c’est à peu près le seul partenaire que nous pourrions avoir. Si je vais voir les « publishers » de jeu vidéo classique, on me reprochera un manque de mitraillettes et d’explosions, ça ne les intéressera pas.

J’ai fait une étude de marché, mais je n’ai aucune idée du nombre de ventes potentielles auquel on peut s’attendre. Il y a eu un jeu qui s’appelle This War of Mine, qui raconte comment des civils essaient de survivre pendant une guerre à laquelle ils ne prennent pas part. Ce jeu a été fait par un studio polonais, dont le game designer a vécu lui-même le siège de Sarajevo en 1992. Ils ont fait le choix de ne pas évoquer directement cet événement dans le jeu mais les personnages ont des noms à consonance yougoslave, le style architectural est inspiré de celui de Sarajevo dans les années 90... Alors que la charte graphique est très sombre et très clairement pour les adultes (le jeu est interdit aux moins de 18 ans), le jeu a très bien fonctionné. Les gens se sont dits que c’était possible, qu’on pouvait explorer ce genre d’expérience avec le jeu. Enterre-moi, mon amour est un jeu beaucoup plus modeste : il a coûté beaucoup moins cher et demandé moins de temps. Notre public sera sans doute beaucoup plus restreint.

Enterre-moi, mon amour, 2017 © The Pixel Hunt

Quoiqu’il en soit, je suis convaincu que le jeu vidéo peut sortir de ce carcan du divertissement. J’espère en tout cas convaincre ceux qui, comme moi, ont grandi avec la première console Nintendo, ont aujourd’hui entre 30 et 45 ans, et après avoir passé des années à sauver des princesses, à tirer sur des soldats ou à jouer des matches de football, ne jouent quasiment plus au jeu vidéo. Aujourd’hui on ne leur propose pas grand chose car ils ne sont pas identifiés comme un marché potentiel. J’ai envie de leur faire comprendre qu’un autre regard sur le jeu est possible. Pourquoi le jeu vidéo n’en serait-il pas capable ? Si j’arrive à convaincre certains d’entre eux à retrouver cette relation au jeu, avec un jeu qui a évolué comme eux, j’aurais atteint mon objectif. Je considère vraiment dommage que le jeu vidéo grand public soit aujourd’hui un média totalement sous-exploité, alors que la scène indépendante propose de plus en plus de titres qui explorent tous azimuts mais passent souvent sous le radar de la plupart des gens qu’ils pourraient intéresser.

Propos recueillis par François-Xavier Destors

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