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Fuqin he Ezi (Père et fils), de Yuan He

FIPA d’Or 2010 dans la catégorie documentaire de création et essai

  

D'un temps aveugle

© Yuan He

En primant un film de 2 h 49, dont la radicalité le tient à une distance sidérale de la production télévisuelle, y compris dans son meilleur, le jury documentaire présidé par Thierry Garrel a affirmé que l’ambition de création ne souffre d’aucun compromis. On partage ce point de vue, même si la longueur de ce film implique de trouver une logique spécifique de diffusion. Pas d’audience télévisuelle immédiate à attendre autre que marginale dans ce cas, c’est évident, pourtant la question est entière de savoir si la fonction de la télévision n’est pas aussi de quitter les rives du quantitatif pour s’aventurer dans la direction de la singularité radicale, de susciter de grandes œuvres en somme.

 

Dans une petite pièce qui donne sur la cour d’une ferme, au fond de la campagne chinoise, sans autre éclairage que la lumière du jour et parfois son absence jusqu’à l’obscurité totale, le réalisateur Yuan He (né en 1975), nous fait participer à la vie minuscule d’un père et de son fils. L’un est un vieillard aux portes de la mort, l’autre un homme simple, démuni de tout sauf d’une attention minutieuse et douce pour ce père avec lequel il partage une pièce unique.

 

Le levé du père est précédé d’un plan séquence où l’image de la pièce ne finit par accrocher quelques détails des meubles et des corps qu’au bout de longues minutes de noir. Dans ce même temps aveugle, la bande son est réduite à des échanges entre deux voix d’homme dans cette obscurité mystérieuse et intime et, au lointain, aux bruits des habitants de la ferme qui commencent leur journée. Précaution du fils pour habiller le vieil homme, caler son dos défaillant avec le bon coussin, attention à lui servir son thé, délicatesse extrême de ses rares paroles sont proposées au spectateur dans des plans fixes dont la longueur donne l’illusion de voir se modifier devant nous une raie de lumière qui marque un mur. Les plans deviennent tableaux, mais sans esthétisme calculé, simplement. Nous pensons à Van Gogh (Les Mangeurs de pomme de terre), à certains intérieurs de Courbet ou d’Ensor. La lumière vient de cette bande de lumière ou d’un tissu blanc et de rien d’autre. 

Par la lenteur qu’il institue et le silence des situations, le temps cinématographique qui s’écoule permet au spectateur qui y consent de se mettre au rythme du cinéaste, du père et du fils. Tous se rejoignent dans le même abandon de ce qui n’est pas essentiel. La douceur statique du fils laisse deviner son dénuement mental, mais ce constat se donne à lire comme une ouverture et non comme une limite.


Les rares événements qui permettent à Yuan He de structurer son montage et de tenir la suspension du temps du quotidien, prennent des dimensions marquées : le récit semi chanté par le père d’un conte ancien, une incursion dans la campagne avec le fils, la visite d’un vieil oncle qui se plaint en tirant sur sa longue pipe de l’indifférence de son propre fils et de la mort de leurs femmes. « Mon fils est comme un fantôme. Il m’ignore même si nous sommes assis l’un en face de l’autre. Mais ma belle-fille me salue (…) Nos femmes sont mortes avant nous, le monde est à l’envers. Elles nous ont laissé derrière elles, je ne sais pas pourquoi cela a à être ainsi ».
 

Ou cet autre dialogue entre père et fils :
Le père : « - Un jour ou l’autre Papa partira. » 
Le fils : « - Ne t’inquiète pas, ça ira. Tout ira bien. 
» 
 
Le film porte à un point extrême la simplicité formelle – qui n’est pas sans rappeler le cinéma de Sharunas Bartas et celui de Wang Bing – pour atteindre des zones de grande intimité du spectateur, le faire entrer dans un monde qui, tout en lui étant totalement étranger lui devient totalement sien. Nous sommes le père, nous sommes le fils. 
 
Une longue coda fait sortir de la chambre et assister à une scène collective archaïque et très belle au cours de laquelle tout le cheminement du film trouve sa contrepartie. 


Avec ce palmarès, le FIPA met en exergue une réconciliation audacieuse et espérée entre la création pure et le média de masse de service public.

Arnaud de Mezamat, janvier 2010

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