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Harun Farocki : 

Vidéosurveiller et punir 

I thought I was seeing convicts, Harun Farocki, 2000

© Harun Farocki Filmproduktion

Dans l’un de ses documentaires expérimentaux (I thought I was seeing convicts, 2000), le cinéaste allemand Harun Farocki dévoile les failles du système carcéral moderne. Cet article propose de revoir cette installation à la lumière des thèses de Michel Foucault, et ainsi d’esquisser les enjeux des prisons, qui nous offrent le modèle par excellence d’une société de surveillance et, par là-même, sa critique la plus efficace.

Harun Farocki est un réalisateur de documentaires expérimentaux allemand né en 1944 et décédé en 2014. Depuis la fin des années 1960, après avoir suivi les cours de la Deutsche Film- und Fernsehakademie de Berlin, il a réalisé plus de 120 films et installations vidéo proposant une réflexion sur les pouvoirs de l’image, sur les dispositifs filmiques et vidéo et tout particulièrement sur les mécanismes de vidéosurveillance. Il a fait œuvre de véritable critique et de théoricien dans ses pratiques d’écriture ainsi que dans les expositions qu’il a conçues et produites en collaboration avec Antje Ehmann (auteur, artiste et curatrice née en 1968) dans les dernières années avant sa disparition. Son travail a été une source d’inspiration et un point de référence pour de nombreux artistes, théoriciens et critiques, en Allemagne et au-delà : notamment des films comme Inextinguishable Fire (1969), Images of the World and the Inscription of War (1988) et des installations comme Deep Play (2007).

Dans son installation vidéo intitulée I thought I was seeing convicts (2000, 25’52) [1], Harun Farocki met côte à côte deux écrans, un écran « principal » et un deuxième écran qui fonctionne comme un contrechamp du premier pour anticiper ou reprendre son contenu, le commenter à la manière d’une note de bas de page. Aux enregistrements de la « Maximum Security Prison » de Corcoran en Californie sont juxtaposés des cartons. Leurs commentaires à première vue purement descriptifs, associés aux images, acquièrent une dimension critique, ou du moins évocatrice : comme l’affirme Farocki dans un entretien, "the simultaneous words and images are suggestive rather than descriptive[2]. Cette installation porte non seulement un regard critique sur les technologies de contrôle et de surveillance mais aussi, par extension, sur le fonctionnement du système carcéral du XXIe siècle. Ce n’est sans doute pas un hasard s’il va chercher ces enregistrements aux États-Unis : le pays comptait déjà dans les années 2000 le taux d’incarcération le plus élevé au monde — associé à un taux élevé de criminalité, qui ne faiblit pas ou très peu — et cette politique d’incarcération massive semble avoir un effet structurel sur la société. L’installation vidéo I thought I was seeing convicts est ainsi décrite sur le site personnel de l’artiste :

 

"Images from the maximum-security prison in Corcoran, California. The surveillance camera shows a pie-shaped segment: a concrete-paved yard where the prisoners, dressed in shorts and mostly shirtless, are allowed to spend a half an hour a day. A convict attacks another, upon which those uninvolved lay themselves flat on the ground, their arms over their heads. They know what comes now: the guard will call out a warning and the fire rubber bullets. If the convicts do not stop fighting now, the guard will shoot for real. The pictures are silent, the trail of gun smoke drifts across the picture. The camera and the gun are right next to each other. The field of vision and the gun viewfinder fall together…" [3]

 

Le point de vue critique adopté par Harun Farocki vis-à-vis du système carcéral américain et de ses rouages disciplinaires apparaît clairement sous la description factuelle. On propose de relire son installation vidéo à la lumière des thèses et des descriptions élaborées par Michel Foucault dans Surveiller et punir en 1975, afin d’esquisser quelques-uns des enjeux de ce documentaire expérimental. En nous faisant voir à travers le dispositif de vidéosurveillance qui incarne le système carcéral moderne, Harun Farocki nous met sous les yeux ses failles, et fait signe au-delà de ce système. Les prisons nous offrent le modèle par excellence d’une société de surveillance — et, par là-même, sa critique la plus efficace, par une voie apparemment détournée.

 

Dans Surveiller et punir (1975), Michel Foucault analyse la formation des sociétés disciplinaires à partir du passage de la punition à la surveillance (ou de la pénalité à la détention), qui s’est opéré selon lui entre la fin du XVIIIe siècle et le XIXe siècle. Cette histoire, il l’écrit dans un contexte particulier : de nombreuses révoltes ont éclaté dans les prisons françaises durant, notamment, l’hiver 1971-1972 et l’été 1974. Si Surveiller et punir n’est pas une exploration directe des modes de détention dans les années 1970, il est impossible de lire l’essai de Michel Foucault sans penser à l’actualité de sa publication. Il s’agit de montrer comment la discipline a dessiné ce que Michel Foucault appelle la forme prison : « il s’agissait en fait de l’ouverture de la pénalité à des mécanismes de coercition déjà élaborés ailleurs » [4]. Au-delà d’une histoire de la naissance de l’institution prison, Surveiller et punir est une histoire de la société disciplinaire moderne, autrement dit une histoire de la relation entre pouvoir et savoir.

 

« Que la prison cellulaire, avec ses chronologies scandées, son travail obligatoire, ses instances de surveillance et de notation, avec ses maîtres en normalité, qui relaient et multiplient les fonctions du juge, soit devenue l'instrument moderne de la pénalité, quoi d'étonnant ? Quoi d'étonnant si la prison ressemble aux usines, aux écoles, aux casernes, aux hôpitaux, qui tous ressemblent aux prisons ? » [5]

 

Si la prison est toujours imparfaite, elle demeure la solution dont on ne saurait faire l’économie : elle permet de mettre tout le monde sur un pied d’égalité, la punition consistant dans une privation plus ou moins grande d’un temps de liberté (que les hommes ont le plus fondamentalement en partage). Il faut cependant rappeler que Michel Foucault assigne un double fondement à la prison, celle-ci devant à la fois punir les individus mais aussi les transformer. Elle est la clef de voûte d’une technologie du pouvoir « qui, avec d’autres institutions comme l’école, l’asile ou l’hôpital, permet depuis la fin du XVIIIe siècle un nouvel investissement de la vie quotidienne des individus. Investissement qui est assuré par ces "juges de normalité" (professeur, médecin, éducateur, travailleur social etc.) dont la fonction est d’actualiser la norme en vigueur. » [6]

 

Les principes que décrit Foucault sont mis en place aux États-Unis dès la fin du XVIIIème siècle par Howard et Blackstone. L’enfermement revêt à partir de là une triple fonction : il est encore pensé comme un exemple redoutable, mais surtout comme un instrument de conversion et la condition d’un apprentissage. Michel Foucault évoque notamment le modèle de Philadelphie (Walnut Street, 1790) où le travail en atelier avait été rendu obligatoire (et associé à une rétribution individuelle). Les détenus étaient contraints d’être constamment en occupation, la prison étant financée par leur travail. Il s’agissait de leur imposer un emploi du temps strict dont le but affirmé était d’assurer leur réinsertion morale et matérielle (et la durée de l’emprisonnement variait selon la conduite du détenu). Avec ce nouveau type de prison dont Foucault décrit la naissance, on abandonne le simple principe de publicité de la peine (qui s’appliquait dans le cadre des supplices par exemple) : tout se passe désormais à l’abri de témoins extérieurs, entre le détenu et son surveillant. La prison devient « un observatoire permanent » [7] du comportement des détenus. Si la naissance de la prison est caractérisée par l’exclusion du spectacle et son remplacement par une surveillance accrue, il convient d’interroger le développement de nouvelles technologies de surveillance dans l’ensemble des espaces publics (ou non) de nos sociétés contemporaines. Si « l’individu à corriger doit être entièrement enveloppé dans le pouvoir qui s’exerce sur lui » [8], qu’en est-il du citoyen qui n’a pas (encore) à être corrigé ?

Le dispositif vidéo : la vidéosurveillance

 

L’installation vidéo d’Harun Farocki, en faisant de nous des yeux mécaniques de surveillance et d’enregistrement, redouble ces « milliers d’yeux postés partout » [9] dont parlait déjà Foucault en 1975. Le dispositif technique décrit par Foucault n’a cessé d’évoluer pour atteindre toujours plus de perfectionnement et de précision. Les caméras ont renforcé la volonté de « maintenir [les détenus] dans une visibilité sans lacune, former autour d'eux tout un appareil d'observation, d'enregistrement et de notations, constituer sur eux un savoir qui s'accumule et se centralise » [10]. On pourrait parler en un sens d’une optimisation technique du Panopticon de Bentham. Dans Surveiller et punir, Michel Foucault rend célèbre son principe en démontrant qu’au tournant du XIXe siècle, il s’applique à l’ensemble de la société, devenue selon lui une société disciplinaire. La vidéosurveillance est la forme contemporaine du panoptique de Foucault, et Harun Farocki nous propose de l’expérimenter dans une grande partie de ses installations vidéos, et plus particulièrement dans I thought I was seeing convicts.

 

La vidéo s’ouvre sur une mise en parallèle entre le système vidéo à l’œuvre dans les supermarchés ("These dots represent customers moving through the ailes of a supermarket", 0’20) et le système de vidéosurveillance d’une prison ("These dots represent prison inmates who have been outfitted with electronical ankle bracelets", 1’30). Alors que dans le cas du supermarché on peut d’un simple clic faire apparaître le contenu de la liste de courses d’un client ("Click on any customer and his or her shopping list appears", 1’05), on peut de même d’un simple clic en apprendre plus sur l’identité d’un détenu de la prison : "Click on any inmate and learn his or her identity" (1’55). On peut aussi étudier le chemin le plus fréquemment emprunté par les clients du supermarché pour chercher à influencer leur comportement d’achat : "The objective is to determine which route the customers take and how it can be extended", 0’33 ; "The longer the route, the more likely it is that the customer will make a spontaneous purchase", 0’48)

Par cette mise en parallèle explicite des deux images (à gauche les détenus de la prison, à droite les clients du supermarché), Harun Farocki révèle la prison comme le principe régissant la société moderne tout entière, comme l’avait fait Michel Foucault avant lui.

 

L’installation d’Harun Farocki, qui se présente comme une enquête sur le fonctionnement d’une prison californienne, a donc pour sujet réel le dispositif de vidéosurveillance. « L'exercice de la discipline suppose un dispositif qui contraigne par le jeu du regard ; un appareil où les techniques qui permettent de voir induisent des effets de pouvoir, et où, en retour, les moyens de coercition rendent clairement visibles ceux sur qui ils s'appliquent »  [11] affirme Michel Foucault. Or Harun Farocki nous apprend que la prison de Corcoran est dotée de portes électroniques qu’on peut ouvrir et verrouiller à distance (depuis la salle de contrôle) et que les images de vidéosurveillance sont à la fois le cœur et le centre névralgique du système de surveillance carcéral ("Pictures from surveillance cameras", 4’44 ; "They show the norm / and anticipate deviations from it", 4’59). Les gardes peuvent zoomer sur les mains des détenus et de leurs visiteurs afin de déceler d’éventuels échanges de contrebande ("Visitors in prison. Surveillance from the ceiling", 5’54). Désormais, les yeux des surveillants sont postés derrière des écrans et peuvent tout voir, sans que les détenus puissent directement savoir s’ils sont observés - tout en étant, c’est essentiel, conscients qu’ils peuvent l’être à tout moment.

 

Foucault parle d’un pouvoir « qui agit par l’effet d’une visibilité générale » [12]. S’il réinterprète le Panopticon benthamien, c’est pour exposer l'enjeu nouveau et les conséquences d’une « architecture qui n'est plus faite simplement pour être vue, ou pour surveiller l'espace extérieur, mais pour permettre un contrôle intérieur, articulé et détaillé (...) qui serait un opérateur pour la transformation des individus » [13]. C’est pourquoi il dit plus loin que :

 

« L'appareil disciplinaire parfait permettrait à un seul regard de tout voir en permanence. Un point central serait à la fois source de lumière éclairant toutes choses, et lieu de convergence pour tout ce qui doit être su : œil parfait auquel rien n'échappe et centre vers lequel tous les regards sont tournés. » [14]

 

Ce réseau de regards propre à la société disciplinaire est aujourd’hui (dés)incarné par les enregistrements infaillibles et visionnables à l’infini des caméras de surveillance. Elles répondent aux deux caractéristiques du pouvoir disciplinaire décrites par Foucault : être à la fois absolument indiscrètes (autrement dit partout et tout le temps en éveil) et absolument discrètes (puisqu’elles fonctionnent en silence).

 

Rapport au(x) corps

 

Dès lors, « La physique du pouvoir, la prise sur le corps s'effectuent selon les lois de l'optique et de la mécanique, selon tout un jeu d'espaces, de lignes d'écrans, de faisceaux, de degrés, et sans recours, en principe au moins, à l'excès, à la force, à la violence » [15]. Ce qui nous est paradoxalement donné à expérimenter ici, c’est cette emprise sur le corps des détenus qui ne passe plus par un contact physique direct mais bien par un jeu d’écrans et de champs de visibilité. Il s’agit là peut-être de l’étape ultime de l’économie politique du corps dans laquelle Foucault proposait de replacer les systèmes punitifs. Si les supplices ont progressivement disparu à partir de la fin du XVIIIe siècle, il n’en demeure pas moins que le système punitif et disciplinaire repose toujours bien sur un rapport au corps des détenus, bien que celui-ci ne soit plus véritablement un « corps à corps ». Il est toujours question de sa force, de son utilité et de sa docilité. La volonté de « dresser » les corps, de les répartir et de les soumettre passe par une « certaine distribution concertée des corps, des surfaces, des lumières, des regards » [16]. Par une technologie toujours plus sophistiquée, les fouilles des nouveaux détenus ou des visiteurs peuvent désormais être conduites par des machines. Harun Farocki compare en effet différentes manières d’opérer une fouille, mettant l’accent sur l’accélération des procédures :

 

"What can be accelerated and increased in prison ?" (2’28)

"Body searches carried out by hand" (2’55)

"Body searches conducted by technical means" (3’20).

Désormais, le pouvoir s’exerce à distance sur les corps plus qu’il ne les possède.

 

 

Rapports de pouvoir. Automatisation et désindividualisation du pouvoir

 

Le pouvoir que décrit Michel Foucault

 

« ne s’applique pas purement et simplement, comme une obligation ou une interdiction, à ceux qui ne « l’ont pas » ; il les investit, passe par eux et à travers eux ; il prend appui sur eux, tout comme eux-mêmes, dans leur lutte contre lui, prennent appui à leur tour sur les prises qu’il exerce sur eux. » [17]

 

L’émergence de la société disciplinaire repose sur des relations étroites entre savoir et pouvoir ainsi que sur une automatisation de ce dernier à travers des mécanismes de surveillance dont le modèle absolu est le Panopticon. La relation entre les tenants du pouvoir et les détenus devient fictive, quoiqu’elle produise un assujettissement bien réel. La machinerie dont Foucault a entrepris la description assure constamment la dissymétrie et le déséquilibre entre les deux termes de la relation de pouvoir. Finalement,

 

« Peu importe, par conséquent, qui exerce le pouvoir. Un individu quelconque, presque pris au hasard, peut faire fonctionner la machine […]. Tout comme est indifférent le motif qui l'anime […]. Plus nombreux sont ces observateurs anonymes et passagers, plus augmentent pour le détenu le risque d'être surpris et la conscience inquiète d'être observé. Le Panoptique est une machine merveilleuse qui, à partir des désirs les plus différents, fabrique des effets homogènes de pouvoir. » [18]

 

I thought I was seeing convicts est construit de bout en bout sur le fait que l’efficace du pouvoir est aujourd’hui contenu dans le système de vidéosurveillance de la prison, et on retombe sur l’idée selon laquelle

 

« Celui qui est soumis à un champ de visibilité, et qui le sait, reprend à son compte les contraintes du pouvoir; il les fait jouer spontanément sur lui-même; il inscrit en soi le rapport de pouvoir dans lequel il joue simultanément les deux rôles; il devient le principe de son propre assujettissement. Du fait même le pouvoir externe, lui, peut s'alléger de ses pesanteurs physiques; il tend à l'incorporel; et plus il se rapproche de cette limite, plus ces effets sont constants, profonds, acquis une fois pour toutes, incessamment reconduits : perpétuelle victoire qui évite tout affrontement physique et qui est toujours jouée d’avance. » [19]

 

Le Panopticon est « une manière de définir les rapports du pouvoir avec la vie quotidienne des hommes » [20] et finalement « une figure de technologie politique qu’on peut et qu’on doit détacher de tout usage spécifique » [21]. Les caméras de vidéosurveillance perfectionnent l’architecture de la prison en la dotant d’un système optico-numérique. Cette version du schéma panoptique intensifie l’exercice du pouvoir : « [elle] en assure l'économie (en matériel, en personnel, en temps) ; [elle] en assure l'efficacité par son caractère préventif, son fonctionnement continu et ses mécanismes automatiques. C'est une façon d'obtenir du pouvoir "dans une quantité jusque-là sans exemple" » [22].

 

Ainsi, l’art des répartitions des individus dans l’espace que décrivait Foucault (clôture, quadrillage, etc.) est reproduit à l’échelle de la prison de Corcoran. À travers le système de vidéosurveillance, les gardiens provoquent des combats entre les détenus en s’appuyant sur leur appartenance à des gangs.

 

"They have nothing other than their body — and membership in a gang" (20’45 et 22’34)

 

Or, si les gardiens de la prison de Corcoran ont un pouvoir presque total sur les individus (ils pouvaient pendant longtemps tirer sur des détenus qui se battaient — désormais les balles ont été remplacées par des canons à eau et à gaz lacrymogène), c’est parce que leur savoir sur les détenus leur permet de faire en sorte que deux membres de gangs rivaux se retrouvent dans la cour centrale en même temps, ce qui à coup sûr déclenchera une bagarre :

 

"Guards have been known to place bets on fights", 22’01 

"In the bare concrete yards, they fight like gladiators", 22’08

"The inmates know that the guards will shoot at them; yet they continue to start fights", 22’24 

 

Comme Foucault l’avait si justement formulé, on voit à quel point « formation de savoir et majoration de pouvoir se renforcent régulièrement selon un processus circulaire » [23].

Le visible et l’invisible

 

L'installation de Farocki met en scène la relation entre visible et invisible dans les mécanismes du pouvoir. Comme le dirait Foucault, il s’agit pour le système carcéral de « maintenir [les détenus] dans une visibilité sans lacune » [24]. Or, la visibilité est bien « un piège » puisqu’elle est au cœur du système de surveillance inspiré du Panoptique. Ce système de pouvoir intervertit l’économie même de la visibilité :

 

« Le pouvoir disciplinaire, lui, s'exerce en se rendant invisible ; en revanche il impose à ceux qu'il soumet un principe de visibilité obligatoire (...) Leur éclairage assure l'emprise du pouvoir qui s'exerce sur eux. C'est le fait d'être vu sans cesse, de pouvoir toujours être vu, qui maintient dans son assujettissement l'individu disciplinaire. » [25]

En accumulant des données sur chacun des individus, le système de surveillance constitue l’individu comme un objet descriptible et analysable. La relation non réciproque de visibilité décrite par Foucault à propos du Panopticon est transposable à nos sociétés contemporaines, non seulement pour penser leurs systèmes carcéraux (dont les mécanismes sont peu connus du grand public), mais aussi leurs systèmes de surveillance de la population (en expansion dans le contexte de lutte contre le terrorisme). Si Michel Foucault affirmait que Jeremy Bentham avait projeté une institution disciplinaire parfaite dans sa « fameuse cage transparente et circulaire, avec sa haute tour, puissante et savante » [26], il ne faut jamais oublier que cette transparence est à sens unique. Les détenus sont exposés à une vitre sans tain ou à un simple miroir.

           

Lorsqu’on visionne I thought I was seeing convicts, on peut d’abord se prendre au jeu du gardien qui regarde les enregistrements des caméras de surveillance ; mais les images sont montées de telle sorte que l’on finit par éprouver un sentiment d’inconfort et de malaise grandissant quant à son rôle et son pouvoir sans limite sur les détenus. Cette installation vidéo opère d’une certaine manière le rétablissement de la réciprocité de cette relation de visibilité en donnant à voir, en acte, les principes et le complexe pouvoir-savoir-vision sur lesquels repose le système carcéral.

 

Mettre sous les yeux : informer, dénoncer ?

En utilisant des images tirées des enregistrements des caméras de surveillance de la prison de Corcoran, le vidéaste nous met sous les yeux le dispositif qu’il s’agit d’interroger. Il rend visible le mécanisme de surveillance (qui repose sur une relation non réciproque de visibilité), invitant à le remettre en question. Dénoncer, ici, est avant tout montrer, informer, au sens du « rendre visible » ce qui était caché : par la sélection des images, les moyens du montage et l’ajout d’une narration, par l’insertion de cartons. Pour être en mesure de dénoncer les dysfonctionnements d’un système de pouvoir qui œuvre à se faire invisible, il faut commencer par le rendre visible.
 

Les images sélectionnées par Farocki dénoncent ou trahissent, au sens strict, l’attitude des gardiens de la prison de Corcoran qui faisaient des « expériences » en pariant sur l’issue de combats qu’ils provoquaient intentionnellement. Ce pouvoir d’expérimentation du système de surveillance, Foucault le décrivait déjà dans Surveiller et punir :

 

« Voilà pour le côté jardin. Côté laboratoire, le Panopticon peut être utilisé comme machine à faire des expériences, à modifier le comportement, à dresser ou redresser les individus. Expérimenter des médicaments et vérifier leurs effets. Essayer différentes punitions sur les prisonniers, selon leurs crimes et leur caractère, et rechercher les plus efficaces. » [27]

 

 

Ici, néanmoins, le résultat des « expériences » des gardiens est prédéterminé, couru d’avance : elles aboutissent presque inévitablement à la mort d’un des deux détenus provoqués à se battre. Après plusieurs avertissements, les gardiens n’hésitent pas à tirer à balles réelles sur les prisonniers. C’est le moment critique, le climax, de l’installation vidéo :

Pictures of surveillance cameras :

"They are only worthy of attention in exceptional cases" (10’28)

"Only in exceptional cases are the tapes not erased and reused" (10’38)

"White gun smoke moves across the image : A guard has opened fire." (11’53)

"William Martinez is hit" (12’13)

"Today, power and violence are (mostly) exercised impersonally" (15’49)

"Like baking bread or slaughtering animals" (16’10)

C’est dans ce climax que la dimension critique du travail de documentariste de Farocki se révèle le plus fortement. Le décryptage des images de vidéosurveillance de la cour s’appuie sur les enregistrements habituels utilisés par les gardiens ; la dénaturalisation de ce regard opérant à travers le commentaire qui lui est juxtaposé.

 

"Not a tree or bush in sight. One can see into every corner" (17’09) 

 

Après avoir si longtemps adopté le point de vue des gardiens – pour l’éprouver – le champ s’élargit au-delà de la zone surveillée, incluant en amorce le canon des fusils, et bord cadre les barbelés enroulés en haut des murs. Harun Farocki met ainsi en évidence la coïncidence de l’angle de vue des caméras avec l’angle de tir :

 

"Field of vision and field of fire coincide" (17’28)

 

On retrouve ici la superposition et la juxtaposition du savoir et du « pouvoir ».

 

"Since the opening of the high-security prison at Corcoran, thousands of fights have taken place there" (17’29)

"In every case, the use of firearms was upheld by the Shooting Review Board" (18’04)

 

"William Randall, fatally shot on June 29, 1989" (18’14)

"The commentary here is provided by members of the group "Prison Focus"" (18’21)

"two verbal warnings (…) but these were ignored" (18’58)

Finalement, il semblerait que Harun Farocki fasse œuvre très précisément de ce que préconisait Foucault lorsqu’il rappelait que le dispositif disciplinaire devait pouvoir être contrôlé par le plus grand nombre :

 

« Pas de risque par conséquent que l'accroissement de pouvoir dû à la machine panoptique puisse dégénérer en tyrannie; le dispositif disciplinaire sera démocratiquement contrôlé, puisqu'il sera sans cesse accessible "au grand comité du tribunal du monde". Ce panoptique, subtilement arrangé pour qu'un surveillant puisse observer, d'un coup d'œil, tant d'individus différents permet aussi à tout le monde de venir surveiller le moindre surveillant. La machine à voir était une sorte de chambre noire où épier les individus; elle devient un édifice transparent où l'exercice du pouvoir est contrôlable par la société entière. » [28]

 

Mais sommes-nous en capacité de surveiller les « surveillants » à l’ère du numérique ? C’est sur ce retournement du jeu de visibilité et de surveillance que repose l’installation. Harun Farocki introduit un contrechamp visuel – depuis la cour, la caméra cadre le mur derrière lequel les gardiens surveillent et tirent. Ce point de vue – celui du prisonnier, n’est pas l’image d’une caméra de surveillance. Le cinéaste le crée pour son installation.

Aussi, si l’on en croit Foucault, le Panoptique pénitentiaire est un système de documentation permanent, dans lequel on prélève sur le détenu un savoir permettant de transformer la mesure pénale en une opération pénitentiaire à proprement parler. Autrement dit, on substitue à la peine une modification du détenu. On pourrait supposer que cette transformation vise à le rendre utile à la société. Mais déjà chez Foucault, il apparaît que la justice pénale conduit les délinquants à la récidive. Or ce renforcement de la délinquance, au lieu d’apparaître comme un échec, est analysé comme une tactique participant de la fabrication même de l’individu disciplinaire. « Les délinquants, argumente Foucault, forment une frange d’individus indispensables qui jouent le rôle de contrepoids à la soumission du reste de la population. Pour une société donnée, il y a donc des avantages à fabriquer et à maintenir de la délinquance. » [29]

 

C’est sans doute là, in fine, que réside tout l’intérêt d’un travail de vidéaste documentaire comme celui de Harun Farocki. En rendant visibles les mécanismes et les rouages du sytème carcéral, ils possibilisent d’abord une critique, et plus loin, peut-être, une réformation de ces derniers. En l’occurrence, alors que l’un des premiers principes de l’institution prison était l’isolement des individus afin, notamment, d’empêcher la formation d’associations ou de complicités entre les détenus, on voit bien que les gardes de Corcoran détournent le rôle disciplinaire de la prison en encourageant, grâce aux développements technologiques et numériques du système de surveillance, la formation de gangs au sein de la prison, et leur confrontation, qu’ils attisent au lieu d’empêcher. Ce qui est mis au jour, en rendant ces images de surveillance publiques, et en les dé-neutralisant (le montage et les commentaires écrits, bien qu’apparemment descriptifs, redonnent vie à ces images en rendant possible une interprétation de celles-ci, et du système desquels elles sont le fruit, par le spectateur), c’est le retour d’un arbitraire du pouvoir dans la personne même du gardien à qui l’on a conféré une souveraineté savante : abus de pouvoir, arbitraire de l’administration, système favorisant l’organisation d’un milieu de délinquants, solidaires les uns aux autres et hiérarchisés (et donc prêts à toutes les complicités futures). Harun Farocki formule explicitement la corrélation entre l’outillage technologique et le pouvoir :

 

"Whoever controls the technical means is considered powerful" (23’19) 

 

Le fait que l’angle de vision de la caméra de vidéosurveillance et l’angle de tir des gardiens se confondent est emblématique du lien indéfectible qui unit les technologies de savoir (de surveillance) et les moyens d’application du pouvoir.

 

En détournant ces images de leur contexte de création et d’existence premiers, le vidéaste réaffirme la nécessité d’une remise en question permanente non seulement du système carcéral et du système d’application des peines mais aussi de tout dispositif de vidéosurveillance.

 

"More than anything else, electronic control technology has a deterritorialising effect. Locations become less specific. An airport contains a shopping centre, a shopping centre contains a school, a school offers leisure and recreation facilities. What are the consequences for prisons, themselves mirrors of society as well as its counter-image and projection surface?[30]

Joshua de Paiva

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[1] Original title Ich glaubte Gefangene zu sehen Director, scriptwriter Harun Farocki Researcher, cinematographer Cathy Lee Crane Editor Max Reimann Sound Luis Van Rook Production Harun Farocki Filmproduktion, Berlin, Generali Foundation, Vienna with support from ZDF/3sat, Mainz Inge Classen, Movimento, Paris Christian Baute Format BetaSp (double projection), col. 23 min. (Loop), Germany 2000 First screening International Festival Locarno, 6.08. 2000 Note Single-channel-version available

[2] Rembert Hüser, "Nine Minutes in the Yard: A Conversation with Harun Farocki", Senses of cinema, July 2002, [en ligne], http://sensesofcinema.com/2002/harun-farocki/farocki_huser/ (consulté le 15 juin 2015)

[3] Harun Farocki, [en ligne] : http://www.harunfarocki.de/installations/2000s/2000/i-thought-i-was-seeing-convicts.html (consulté le 16 juin 2015)

[4] Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, NRF, Gallimard, 1975, COPYLEFT YUJI - 2004, (pagination conforme à l’édition originale), pdf, p.233.

[5] Ibid., p.229.

[6] Jean-François Bert, « Ce qui résiste, c’est la prison », https://www.cairn.info/revue-du-mauss-2012-2-page-161.htm#re1no129, consulté le 24 octobre 2017.

[7] Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, NRF, Gallimard, 1975, COPYLEFT YUJI - 2004, (pagination conforme à l’édition originale), pdf, p.129.

 

[8] Ibid., p.132.

[9] Ibid, p.216.

[10] Ibid., p.233.

[11] Ibid., p.173.

[12] Ibid., p.174.

[13] Ibid.

[14] Ibid., p.204.

[15] Ibid., p.208.

[16] Ibid., p.203.

[17] Ibid., p.31.

[18] Ibid., p.203-204.

[19] Ibid., p.204.

[20] Ibid., p.206-207.

[21] Ibid., p.207.

[22] Ibid., p.208.

[23] Ibid., p.225.

[24] Ibid., p.233.

[25] Ibid., p.220.

[26] Ibid., p.210.

[27] Ibid., p.205.

[28] Ibid., p.209 [je souligne].

[29] reformulation par Jean-François Bert, « Ce qui résiste, c’est la prison », https://www.cairn.info/revue-du-mauss-2012-2-page-161.htm#pa13, consulté le 24 octobre 2017.

[30] Harun Farocki, ‘Controlling Observation’, originally in Jungle World no. 37 (8 September 1999).

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