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Éditorial

Des cris de liberté

Revenir à l’essence politique du documentaire, ce qui anime emblématiquement le premier numéro de la revue Traverses, invite à traverser des propositions qui refusent et dépassent les frontières du genre. La complexité d’un genre qui serait « mal défini » ne doit en effet pas être perçue comme le principe de sa remise en cause mais à l’inverse comme celui de sa réinvention permanente. Car le documentaire est avant tout un déplacement, un mouvement vers le monde toujours à recommencer. En cela il est aussi un champ d’exercice. « Le documentaire est un cinéma de la surprise, du doute, de la remise en question, de la fissure, de l’irrégularité, de la tentative, de l’imprévu », lit-on dans Faire de la place au hors-champ. Il nous faut accepter que les règles se détournent, que les systèmes se fissurent.

 

Refuser ou plutôt dépasser les frontières de genre, comme le font Barbara Hammer et le cinéma féministe militant (Les femmes crèvent l'écran). Jouer avec elles, à l’image de Jean-Gabriel Périot et son œuvre sur Hiroshima (Comment échappe-t-on à Hiroshima ?), Rithy Panh avec l’animation au Cambodge (Le documentaire animé et l'image réparatrice) ou encore Florent Maurin et les « jeux du réel ». Ébranler les codes, à l’instar de Harun Farocki dans les prisons américaines (Vidéosurveiller et punir) et de Joshua Oppenheimer avec les tortionnaires indonésiens (La réflexivité comme dialectique), ébranler les corps avec le théâtre d’Avi Mograbi dans le désert du Néguev ou sur la barque de Laura Henno et de ses voyageurs clandestins (Les corps politiques du cinéma documentaire). Partager les risques, comme Florent Marcie qui filme la guerre aux côtés des moudjahidines afghans à Kaboul. Navigant entre les démarches engagées de cinéastes explorateurs et les dispositifs singuliers qui appellent à la sensation du monde, Traverses invite au voyage dans la transversalité du documentaire, une première condition nécessaire à l’élaboration d’une politique des formes telle que nous la proposons ici.

 

Comment le documentaire se fait-il politique à partir du moment où il brouille les frontières de ce qui le définit ? Comment le métissage des formes sollicite-t-il et engage-t-il la conscience politique du spectateur ? Cette multiplicité d’approches et d’univers, révélatrice du foisonnement du cinéma documentaire actuel, exige aussi de convoquer celles et ceux qui pensent les images du monde et éclairent la politique des formes de visibilité. Avec Bertolt Brecht, c’est la question essentielle de la distanciation qui interroge la place du filmeur et sur sa subjectivité. Elle résonne avec d’autant plus de force à la lumière des thèses de Michel Foucault sur l’enfermement de la société de surveillance. Elle fait écho à la pensée de Jacques Rancière sur la politique de l’art et les capacités multiples du cinéma documentaire à « émanciper » le spectateur.

 

« Un film politique doit découvrir la forme qu’il a inventée », affirmait Rithy Panh à propos de L’image manquante. Inventer sa propre forme : voilà l’une des principales caractéristiques revendiquées par les objets documentaires traversés ici. Une manière de penser le documentaire comme un art libéré de tous les invariants qui lui collent à la peau. Un art libre, voilà ce que célèbre ce premier numéro, tout entier destiné à renouveler le regard sur des propositions documentaires qui portent en elles autant d’idées politiques que d’idées de cinéma. 

François-Xavier Destors

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